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L'Iranien Jafar Panahi a encore une fois défié le régime des mollahs avec «Aucun ours», qui le voit tourner un film par procuration en Turquie depuis un village frontalier. Une étonnante et amère mise en abyme.



Les plus grands festivals ont pris l'habitude de le primer quoi qu'il livre, ne serait-ce que pour soutenir son acte de résistance. Mais il faut bien avouer que les derniers films de l'inarrêtable Jafar Panahi depuis son interdiction de tournage de 2011 et son assignation à résidence par la justice des mollahs iraniens n'ont plus vraiment été à la hauteur des sommets atteints avec Le Cercle (2000) et Sang et Or (2003). On admire le courage, l'ingéniosité du dispositif ou la subtilité du propos tout en s'ennuyant un peu. Malgré tout, de Ceci n'est pas un film à Trois visages en passant par Pardé et Taxi Téhéran, on sentait notre cinéaste clandestin s'enhardir, ayant trouvé la parade pour continuer malgré tout. Et cette fois, plus besoin de lui trouver d'excuses: Prix spécial du jury à Venise, Aucun ours est vraiment un film formidable, qui s'attaque de front à un mal endémique dans son pays: le double langage et l'hypocrisie. Un mal dont l'auteur, 60 ans, ne se disculpe pas lui-même!

Entre Iran et Turquie

Lorsque le film débute, on comprend vite que la scène de rue piétonne tranquille, où les femmes ne sont pas voilées, ne se joue pas en Iran mais en Turquie voisine. Par quel miracle? Une voix hors champ interromp bientôt les protagonistes, un couple confronté à un problème de passeports: il s'agit en fait d'un tournage. Après quoi un lent zoom arrière recadre un écran d'ordinateur depuis lequel Jafar Panahi, resté coincé en Iran, dirige les opérations via son assistant. Eh oui, comme autrefois Yilmaz Güney, le grand cinéaste turc réalisant Yol (Palme d'Or à Cannes en 1982) par procuration depuis sa prison! Quant à lui au bénéfice d'un régime de semi-liberté, sans même parler de l'Internet apparu depuis, voilà que Panahi en propose une mise en abyme.

Mais son intelligence ne saurait s'arrêter en si bon chemin. Là-dessus, on découvre qu'il a loué une chambre d'hôte dans un pauvre village frontalier, ce qui explique quelques soucis de connexion. Un peu plus tard, intéressé par une cérémonie de fiançailles traditionnelle, il confie une caméra à son logeur pour aller la filmer tandis que lui-même s'amuse à photographier des enfants sur sa terrasse. De là va naître un invraisemblable imbroglio, lié au fait qu'il aurait aussi saisi par inadvertance un jeune couple illégitime en amoureux (merci Blow-Up). Suit une série de visites diplomatiques pour lui demander de livrer ou d'effacer ladite photo compromettante.

Vérités et mensonges

Des deux côtés de la frontière, il est ainsi question d'amours empêchées. Les acteurs du film dans le film cherchent réellement à fuir ensemble en Europe tandis que les amoureux du village doivent se cacher parce que la fille a été promise en mariage à un autre à sa naissance. Entre-deux, des passeurs et autres trafiquants font leur beurre de la porosité de cette limite que Panahi pourrait lui-même franchir pour se mettre à l'abri. Le moment qui le voit de nuit sur une borne frontalière constitue un grand moment de vertige! Un autre viendra lorsque, sommé de jurer qu'il a bien détruit la photo, on lui suggère de mentir pour que tout le monde soit enfin satisfait. Il décide alors d'enregistrer son serment afin que tous puissent conserver cette «preuve» qu'il a bien dit la vérité...

Sacré Jafar Panahi! Intransigeant sur la morale, ce disciple d'Abbas Kiarostami n'en hésite pas moins à brouiller les pistes pour se montrer lui-même en flagrant délit de double langage. Le cinéma mentirait-il donc au point que tout y soit faux? Ou bien saisit-il aussi du réél, de manière documentaire comme dans cette scène de lavage des pieds des fiancés qui acte une stricte séparation des femmes et des hommes, mais aussi au travers de la fiction, qui n'est peut-être fausse qu'en apparence?

Un choix bien amer

Rompu à ce genre de petits jeux conceptuels, le cinéaste les pousse ici à leur point ultime. Car au bout de tout ça se trouve clairement désignée la triste réalité d'un pays prisonnier de traditions d'un autre âge et qui en a développé une sorte de schizophrénie profonde. D'un côté, tout le monde est d'une gentillesse ou du moins d'une politesse exquise. De l'autre, il apparaît que personne ne dit vraiment ce qu'il pense – à part peut-être le supposé «méchant» de l'histoire, ce fiancé floué qui pourrait bien perdre là sa seule perspective d'avenir...

Mais pour Panahi, les vrais salauds sont ces trafiquants qui n'hésitent pas à se débarrasser de qui omettrait de les payer. Et par extension, également cet Etat hypocrite qui les laisse agir en toute impunité, s'occupant plutôt de faire surveiller des gens comme lui. D'où le choix de rester malgré tout, terriblement amer après que l'aventure se soit soldée par une double tragédie. Pour en arriver là, tout n'aura peut-être pas été d'une limpidité absolue ni génialement mis en scène (côté turc en particulier). Mais qui saurait lui en tenir rigueur, vu les circonstances? Depuis, il a d'ailleurs été renvoyé à la prison ferme par un nouveau tour de vis sécuritaire tandis que son fils Panah Panahi partait se réfugier en France, comme semblait l'annoncer son propre film Hit the Road...

Et les ours dans tout ça? Evoqués par un villageois, ils ne sont plus qu'un lointain souvenir dans cette région gagnée par la désertification, d'où toute forêt et agriculture ont disparu: un mythe brandi pour faire peur aux visiteurs naïfs, alors que le vrai danger se situe ailleurs. En cela, Aucun ours rejoint étrangement un autre film majeur sorti cet automne: R.M.N. du Roumain Cristian Mungiu, qui lui aussi agitait la menace d'ours inexistants pour mieux désigner celle de fachos déguisés et autres menteurs patentés. Comme quoi, même à distance et sans communiquer, les grand cinéastes se rencontrent.


«Aucun ours (No Bears)» de Jafar Panahi (Iran, 2022), avec Jafar Panahi, Naser Hashemi, Vahid Mobaseri, Bakhtiar Panjei, Mina Kavani, Reza Heydari. 1h46

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