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Culture

Culture / L’affaire Chaïm Rumkowski

Marie Céhère

20 septembre 2019

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Les éditions Noir sur Blanc lancent la collection «la bibliothèque de Dimitri», réédition du fonds, principalement de littérature d’Europe centrale et orientale et de Russie, du défunt fondateur de L’Âge d’Homme ; des titres épuisés, qui manquent au corpus de la littérature européenne. Des nouveautés sont ajoutées, dans «le respect de la vision de la littérature défendue par Vladimir Dimitrijevic», indique la maison d’édition. Parmi ces ouvrages, un roman du polonais Andrzej Bart, traduit pour la première fois en français : La Fabrique de papier tue-mouches.



L’auteur né en 1951 à Wrocław est aussi réalisateur et scénariste. On lui doit le film Tribulations d’une amoureuse sous Staline (2009), et plusieurs romans dont Rien ne va plus (1991) ou Don Juan, une fois encore (2009).

Une zone industrielle juive

On le surnommait «Chaïm Ier». Membre du Conseil juif, ancien directeur d’orphelinat, nommé président du ghetto de Łódź par les nazis, Rumkowski est considéré comme un rouage de l’exécution de la «solution finale» en Pologne. Son idée est la suivante : si les Juifs du ghetto sont utiles à l’Allemagne nazie, ils ne seront pas exterminés. C’est ainsi qu’il développe une véritable «zone industrielle juive» : des fabriques en tous genres produisent des biens utiles à l’effort de guerre allemand. Auprès du maire de Łódź, il se vante de détenir une «mine d’or». De fait, le ghetto est liquidé tardivement, en 1944, bien après les autres. En tant que président du ghetto, son pouvoir est immense sur les habitants, qu’il considère pourtant comme ses «frères et soeurs». Il doit faire exécuter les ordres de l’occupant et s’en charge d’une main de fer. Sont condamnés à mort les voleurs, les trafiquants, les saboteurs. La «zone industrielle juive» doit être indispensable, irréprochable.

Jusqu’où Rumkowski a-t-il été dupe de ceux à qui il devait son pouvoir ? Est-ce par mimétisme ou par ivresse du pouvoir qu’il a fait imprimer des timbres à son effigie ? Qu’il a prononcé, en 1941 un discours resté dans l’Histoire, dans lequel il enjoignait les familles à lui remettre les enfants de moins de dix ans et les malades ? «Mères, livrez-moi vos enfants» a-t-il supplié. 20 000 juifs «inaptes au travail», réclamés par les nazis, ont été envoyés à la mort dans les camions à gaz de Chelmno sur ordre de Rumkowski après ce discours.

Son argument, productiviste : amputer le corps sain de ses membres malades ; si 20 000 meurent, 100 000 survivront. Plutôt se montrer coopératifs et disciplinés que de subir la même amputation par la force, plaidait-il.

La banalité du mal

À charge contre lui, le rôle de Rumkowski comme président du ghetto de Łódź est comparé à celui d’Adam Czerniaków, président du ghetto de Varsovie, qui se suicida en juillet 1942 lorsqu’il comprit qu’il ne pourrait sauver personne.

Peu avant la liquidation du ghetto, en 1944, Rumkowski et sa famille montèrent de leur plein gré dans un wagon à bestiaux à destination d’Auschwitz. Il y aurait été reconnu par d’anciens administrés et battu à mort avant d’entrer dans la chambre à gaz.

Le ghetto de Łódź a abrité jusqu’à 204 000 personnes. 95% sont morts de faim, de maladies ou en déportation.

Dans La Fabrique de papier tue-mouches, une industrie en effet florissante à Łódź, Andrzej Bart imagine le procès de Rumkowski, auquel sont cités comme témoins des victimes, d’anciens habitants morts en déportation, Hans Biebow, responsable nazi du ghetto, mais aussi de grandes figures intellectuelles du XXème siècle comme Hannah Arendt, le docteur Janusz Korczak, la rescapée Lucille Einchengreen ...

Un écrivain, contemporain de l’auteur, est chargé de couvrir le procès. Sur un fil ténu entre réalité et impossible résurrection d’un monde englouti, il se promène dans les rues du Łódź d’hier et d’aujourd’hui, guidé par Dora, un fantôme du ghetto, et ses souvenirs.

Le roman dérange, incontestablement. Il ne produit pas d’éléments de doctrine, pas de réponses. Sans les aborder de front, il soulève les questions de la responsabilité individuelle face à l’autorité, de l’exercice du pouvoir et de la banalité du mal, telle que l’a formulée Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem.

Publié en Pologne en 2008, le roman d’Andrzej Bart s’inscrit dans le débat, toujours vif, de la politique mémorielle de la Shoah. En février 2018, le Sénat polonais a voté une loi punissant de trois ans d’emprisonnement le fait d’affirmer que le pays a eu sa part de responsabilité dans le génocide perpétré par l’Allemagne nazie.

 

Andrzej Bart, La Fabrique de papier tue-mouches, Noir sur Blanc, 208 pages.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@ecocit 22.09.2019 | 16h12

«Page de l’Histoire ignorée de beaucoup. Merci à BPLT de nous l’ avoir partagée.»