Culture / Karim Sayad: une étoile biculturelle est née
«Des Moutons et des hommes» de Karim Sayad sort en salles en ce mois d’avril. Voici l’article que nous lui avons consacré en février dernier lors de sa victoire à Soleure.
La semaine dernière, le jeune réalisateur lausannois a remporté le grand prix au Festival du cinéma suisse de Soleure avec son premier long métrage. Une histoire forte et vaste d’hommes et de bêtes, filmée en Algérie. Certains n’y ont vu qu’un sujet exotique réalisé par un cinéaste trop «bi» pour être des nôtres. Tant pis pour eux. Le film sort mercredi 4 avril dans les salles.
Des moutons et des hommes, qui vient de remporter le 10e prix de Soleure au Festival du même nom, est un film magnifique, «une véritable œuvre d’art totale», selon le jury enthousiaste. Mais tout le monde n’a pas apprécié que le prix du cinéma suisse revienne à un documentaire sur les combats de moutons en Algérie signé par un inconnu au nom pas très blond: Karim Sayad.
Au lendemain de l’annonce, vendredi dernier, du palmarès, Les Observateurs.ch avait la rage du bélier prêt au combat: «Voilà ce que notre presse appelle désormais un «Lausannois», un «Suisse» et autres stupidités dont nos journalistes sont friands pour retourner le cerveau de nos compatriotes. Cet individu est tellement «lausannois» qu’il réalise un film sur son pays d’origine avec comme «musique» de fond l’appel à la prière musulmane…»
Sur un ton plus civilisé, donc plus sournois, la NZZ avait, dès l’annonce de la sélection, dit sa préoccupation de voir le festival du film suisse suivre la pente du «cosmopolitisme». Et qualifié Des moutons et des hommes de «documentaire douteux.» En fait, plus ou moins délicatement, une multitude de gens ont posé la question à Karim Sayad: que diable son film venait-il faire à Soleure?
L’adieu aux cases
«Je m’attendais à ces réactions, sourit, détendu, l’heureux trentenaire. Notez, je trouve légitime qu’on se demande qui je suis. Personne ne me connaît, j’ai un nom et une tête qui suscitent la question… tout le monde ne peut pas savoir que je suis né à Lausanne, que ma maman s’appelle Baudraz, que j’ai fait du latin et joué du violon dans l’orchestre du collège de Béthusy.» D’un autre côté, lorsqu’un Nicolas Wadimoff tourne à Gaza ou un Jean-Stéphane Bron à Paris, ils ne sont pas appelés à justifier le cosmopolitisme de leur choix: «Si je m’appelais Guillaume, on ne me demanderait pas en quoi mon film est suisse.»
Karim Sayad est donc suisse, par sa mère. Et algérien, par son père. Un de ces «bi» sur lesquels l’air du temps fait désormais souffler la suspicion. Le 11 septembre 2001, le fils d’Eugénie et de Latrèche (elle est cadre à l’Etat de Vaud, il est informaticien) a 17 ans. Il est à Bâle, en année linguistique dans le cadre de sa maturité bilingue français-allemand. Jusque-là, ses préoccupations tournaient surtout autour du foot. «Tout à coup, on te pose des questions, on te demande de te positionner. D’où tu viens? Est-ce que tu es musulman? L’insouciance de l’enfance est bel et bien derrière: j’ai ressenti le besoin de trouver une réponse à moi.»
Karim part à la rencontre de son «algérianité»: il se met sérieusement à l’arabe (deux ans en fac de lettres parallèlement à son cursus en Hautes Etudes internationales, six mois en immersion à Damas), il retourne seul visiter sa famille paternelle. Au bout du compte, il doit se rendre à l’évidence: il n’y a pas de «case» qui lui corresponde. «Que fait-on dans ce cas? Soit on baisse la tête pour essayer d’entrer un peu quand même dans une case inadaptée. Soit on accepte d’introduire de la complexité dans sa vie. C’est ce que j’aime avec le cinéma: modestement, il permet d’inviter à la complexité et à la réflexion.»
Familiarité et distance
Parti pour une carrière dans les relations internationales, Karim Sayad a bifurqué vers le cinéma sans crier gare, en autodidacte. Après un court – Babor Casanova – déjà très remarqué, Des moutons et des hommes est son premier long métrage. Il y fait preuve d’un sens aigu du plan et du rythme et d’une capacité bouleversante à entrer en proximité avec ses personnages. Une étoile est née, les festivals les plus prestigieux ont déjà pris acte. Et le fait que cette étoile soit biculturelle constitue un formidable enrichissement pour un jeune cinéma suisse volontiers concentré sur la sphère intime ou la quête formelle.
Des moutons et des hommes nous immerge dans Bab-el-Oued, quartier populaire d’Alger où Habib, jeune sans futur, met tous ses espoirs de reconnaissance sociale dans son bélier El Bouq et dans ses victoires espérées au combat. Tandis que Samir, son aîné cassé par les années de guerre civile, ne songe qu’à survivre grâce au commerce de moutons, notamment à la veille de l’Aïd, le jour où, dans chaque foyer, l’animal domestique se fait trancher la gorge. Il est question d’attachement et de cruauté, de sacrifices et de violences subies, dans un jeu de miroir subtil entre le destin des hommes et celui des bêtes.
Le sujet est donc algérien. Mais cela ne fait pas de Des moutons et des hommes un film algérien financé par de l’argent suisse. Car ce qui fait sa force et son originalité, c’est un mélange idéal de familiarité et de distance, d’empathie et de liberté critique, que seule peut nourrir une double appartenance. C’est un film glorieusement «bi», où la suissitude du réalisateur joue un rôle beaucoup plus important qu’il n’y paraît.
Surtout, il dépasse de loin la chronique locale. Les rapports paradoxaux entre les bêtes et les humains, les combats d’animaux et tout ce que les hommes peuvent y projeter, c’est une ancienne et vaste affaire.
Et puis, il y a le miroir tendu à la condition du mâle. On ne voit, dans ce film, pas une seule femme. Mais cet entre-soi testostéroné, au lieu d’apparaître comme un privilège, se révèle bien vite pour ce qu’il est: une prison. Il faut être fort, il faut être agressif, il faut foncer la tête la première. Massés en cercle autour de leurs bêtes, les hommes font tout pour attiser leur instinct guerrier. Mais souvent, ça foire. Les béliers se font face avec perplexité, semblent ne pas comprendre ce que l’on attend d’eux, avant de se résoudre à y aller comme par obligation…
Des moutons et des hommes offre, aussi, une puissante métaphore de l’imbécile et angoissante injonction à la virilité. Mais bien sûr, les dénonciateurs du cosmopolitisme vous expliqueront que le mâle helvétique échappe à ce type d’anxiété. Tant pis pour eux.
La bande-annonce
Des moutons et des hommes, de Karim Sayad, 78 min. Production: Close Up Films.
Projections en présence du réalisateur:
Mercredi 4 avril à 18h45: Les Galeries Lausanne
Jeudi 5 avril à 18h45: Cinelux, Genève
Vendredi 6 avril à 18h45: Rex, Vevey
Dimanche 8 avril à 18h: Royal, Sainte-Croix
Lundi 9 avril à 18h30: Rex, Fribourg
Précédemment dans Bon pour la Tête
Une journée de films à Soleure de Diana-Alice Ramsauer
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@coram 07.02.2018 | 05h11
«Madame,
J'ai lu avec beaucoup d'intérêt votre article. Les prix de cinéma ont très souvent une connotation politique, permettent d'ouvrir le débat. C'est fait! Appel à la prière, oui, mais aussi un merveilleux final avec Bach. J'en étais bouleversée.
A Soleure j'ai parlé à Karim Sayad - avant que le prix lui soit décerné - et l'ai félicité pour son talent. La nouvelle ne m'a pas surprise, bien que d'autres films nominés soient excellents.
Aussi, j'ai apprécié Le Printemps du Journalisme de Frédérique Gonseth, et votre participation dans le film
Mes meilleures salutations, Colette Ramsauer, correspondante
http://www.le-courrier.ch/search/colette+ramsauer»