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Culture


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Film maudit depuis sa présentation à la dernière Mostra de Venise, «The Palace» de Roman Polanski est une comédie satirique sauvage située dans un grand hôtel au tournant de l'an 2000. Sans doute pas du meilleur cru et plus vraiment dans l'esprit du temps, mais très drôle et personnel tout de même. A vérifier dès le 10 avril, à Genève seulement.



On peut être totalement acquis au mouvement #MeToo et adorer le cinéma de Roman Polanski, respecter le point de vue d'Adèle Haenel et penser néanmoins que J'accuse est un chef-d'œuvre dont l'auteur méritait son César de meilleur réalisateur en 2020. C'est en tout cas fort de cette conviction qu'on est allé voir The Palace et qu'on l'a beaucoup apprécié, contrairement à la meute qui lui est tombée dessus en septembre dernier à Venise. Non, il ne s'agit pas d'un grand film et pourtant, il y a là une liberté de ton, une capacité à mêler burlesque raffiné et mauvais goût le plus trash, à concilier un cynisme apparemment total et un regard moral, qui fait le plus grand bien. Est-ce trop demander aujourd'hui qu'un peu de respect pour cet artiste majeur en fin de carrière et, surtout, le droit de vérifier par soi-même plutôt que de subir de nouveaux censeurs auto-institués

Car on en est là. Depuis cette présentation désastreuse hors compétition à la dernière Mostra, précédée d'appels au boycott, plus personne ne semble vouloir de ce film. Déjà son tournage à Gstaad, avec un montage financier acrobatique suite au désistement de nombreuses vedettes, fut tout sauf simple. Malgré l'aura du cinéaste palmé et oscarisé de The Pianist et de son co-scénariste Jerzy Skolimowski (EO), le projet était devenu comme pestiféré déjà avant le premier clap. Et à présent que toute chance de succès commercial a disparu, c'est la débandade.

Certes, The Palace est encore sorti plus ou moins normalement dans une poignée de pays (Italie, Pologne, Russie, Hongrie, Suède et Allemagne). Mais dans le monde anglo-saxon, personne n'ose s'en approcher, surtout après son assassinat en règle par les donneurs de ton Variety, The Hollywood Reporter et Screen. En France, après six mois de tergiversations, seule une petite compagnie spécialisée dans la réédition de classiques américains, Swashbuckler Films, a fini par assumer le risque d'une distribution, en espérant que suffisamment de salles suivront d'ici la date annoncée du 15 mai. Et en Suisse, autre pays co-producteur derrière l'Italie et la Pologne? Ici aussi, c'est un mini-distributeur occasionnel, Mont-Blanc, qui est venu à la rescousse, sortant d'abord le film en Suisse allemande le 18 janvier (flop à 4'600 d'entrées) tandis que presque tous les exploitants romands se défilaient. Même notre Cinémathèque se cache courageusement. Ne reste pour l'instant plus que le Ciné 17 de Genève, qui sort le film le 10 avril – qu'on se le dise.

C'est quoi, ce Palace?

Car enfin, ce n'est «que» d'une œuvre qu'il sagit, pas d'anciennes affaires de mœurs sur lesquelles nous n'avons ni les moyens ni l'autorité pour juger! Et The Palace, malgré tous les bâtons mis dans ses roues, vaut largement le détour. Peut-être que seuls ceux qui se souviennent encore de What? (1972), la dernière franche comédie de Polanski, comprendront vraiment d'où sort ce film absurde et grotesque, cosmopolite en diable et peuplé de monstres tous plus ou moins escrocs. Après une villa isolée au bord la Méditerranée, c'est dans un grand hôtel de l'Oberland bernois – à Gstaad, où il possède un chalet et passa une année en résidence surveillée sous la menace d'une extradition aux Etats-Unis – que notre auteur a situé sa nouvelle farce. Et à la place de son vieux complice Gérard Brach, décédé en 2006, c'est cette fois son ami de jeunesse Skolimowski qui, avec son épouse Ewa Piaskowska, co-signe le scénario. Soixante ans après leur mémorable collaboration du Couteau dans l'eau, un bel exemple de fidélité.

Pays hôte, la Suisse n'en sort pas grandie, et on peut dès lors comprendre que la Confédération n'ait pas lâché le moindre centime au courageux co-producteur CAB Films. Mais elle n'est de loin pas la seule à en prendre pour son grade dans ce qui s'apparente à un grand jeu de massacre géopolitique. Seul épargné, ce «reste du monde», pays du Golfe, Chine, Inde ou Brésil, qui n'a atteint le statut puissance mondiale qu'après l'an 2000. Ce règlement de comptes est donc avec l'ancien monde, celui du XXème siècle qu'a traversé Polanski, aujourd'hui âgé de 90 ans. Mais il concerne tout autant une certaine «belle» société huppée qu'il a aussi côtoyée. Et là, il y a peu de chances que quoi que ce soit ait changé depuis, les nouveaux riches valant bien les anciens.

Jeunesse qui s'enfuit, argent aux abris

Tout commence donc avec l'arrivée des convives pour un réveillon du millénaire qui s'annonce festif tandis que le personnel s'active pour leur accueil. Hansueli Kopf, l'impeccable directeur du palace (Oliver Masucci, un des principaux acteurs allemands actuels), sera particulièrement mis à contribution. Il est le clown blanc de l'affaire, qui se plie aux exigences les plus extravagantes de ses hôtes, arrangeant des services discrets par-ci et éteignant des incendies par-là avec l'aide de ses adjoints Tonino (Fortunato Cerlino) et Mrs. Frautschi (Beatrice Frey). Et parmi les habitués déjà installés, qui d'autre pour ouvrir le bal que... Sydne Rome, l'héroïne de What?

Las! Ex-beauté d'une fraîcheur exquise, cette juive américaine installée en Italie n'est plus que l'ombre d'elle-même après trop de passages sous les bistouris (à sa décharge, dans la vie réelle, c'est suite à un accident de voiture lors duquel un airbag lui explosa au visage). Vitrine de tous les autres «monstres» à venir, elle remercie un certain Dr. Lima (Joaquim de Almeida, star portugaise du cinéma international) pour les années de jeunesse qu'il lui aurait fait gagner. Très demandé, ce prince de la chirurgie esthétique ne se souvient pas des noms de ses innombrables patientes, plus préoccupé qu'il est par une épouse gagnée par Alzheimer. Claquemurée dans sa suite, une autre de ses clientes, une marquise française (Fanny Ardant), voue son affection à son petit chien Mr. Toby. Mais un souci d'écoulement lui fait bientôt reporter son intérêt sur Karol, un beau plombier polonais.

Et ainsi vogue la comédie, de chambre en chambre et de nouvel arrivant en nouvelle crise. Il y a là l'octogéraire milliardaire américain Arthur William Dallas III (John Cleese, des Monty Python) et Magnolia, sa jeune épouse texane enveloppée (la non moins britannique Bronwyn James), surtout intéressée à hériter. Autre Américain quoique d'âge indéfinissable grâce à sa moumoute et son fond de teint orangé, Bill Crush (Mickey Rourke, ou ce qu'il en reste) est un escroc qui s'est invité sans réservation pour faire affaire avec Jacob Tell (Milan Peschel, autre excellent comédien allemand), un timide banquier suisse. Mais qui est donc ce Vaclav, surgi de quelque pays d'Europe centrale avec femme et enfants, qui se présente soudain comme son fils? A l'autre bout du spectre, voici un groupe de jeunes et bruyants oligarques russes avec leurs blondes escorts venus retrouver un ambassadeur corrompu avec des sacs remplis de billets à «blanchir». Trop volumineux pour être accueillis par le safe de l'hôtel, ils trouveront place dans l'abri anti-atomique...

La vanité des monstres

On peut trouver le trait gros, mais la caricature à la Daumier est précise et cruelle, de même que la mise en scène reste affûtée. Par moments, Polanski manque visiblement de moyens (l'envol depuis un balcon qui révèle enfin l'ensemble du bâtiment, réalisé en effets spéciaux) et ses blagues ne sont pas toujours du meilleur goût, comme celles concernant le signor Minetti, alias Bongo, ancienne star du porno bien membré (Luca Barbareschi, complice de longue date et principal producteur du film). Mais un pansement bien placé en souvenir de Chinatown a tôt fait de nous le rendre plus amusant. En fait, tous se valent dans cette grande course à l'argent, contre le temps qui file et qui finira tout de même par les rattraper.

Mr. Crush veut convaincre Tell de parier avec lui sur le «bug» informatique prédit pour l'an 2000. A la télévision, en direct, un Boris Eltsine épuisé passe la main à un jeune successeur prometteur, un certain Vladimir Poutine, lequel assure un peu plus tard à tous la protection d'un Etat de droit. Un pingouin offert par le vieux milliardaire à sa petit-fille – pardon, sa jeune épouse – s'échappe dans les couloirs de l'hôtel, pauvre petit intrus dans ce monde de fous. Pour finir, il y aura des morts, mais on ne dévoilera pas ici lesquelles. Par contre, il n'y pas de mal à révéler que, de manière parfaitement réaliste, les riches resteront riches et la Suisse saura en profiter. Quant à Tell, il sortira de là tout ébaudi, déclarant avoir vécu là «la plus belle soirée de sa vie». Clin d'œil au titre du film qu'Ettore Scola tira en 1972 de La Panne de Friedrich Dürrenmatt?

Toujours est-il que c'est bien la satire jusqu'au-boutiste des dernières grandes comédies italiennes qui vient ici à l'esprit (bien plus que les récents Youth de Paolo Sorrentino ou Sans filtre/Triangle of Sadness de Ruben Östlund). C'est comme si Polanski avait choisi de rester un cinéaste du siècle passé, pour le meilleur et pour le pire. Quant à l'humour, il n'y a bien sûr rien de plus personnel. Par le passé, il est arrivé au cinéaste de toucher le grand public (Cul-de-sac, Le Bal des vampires) comme de rater sa cible (What?, Pirates). Pour notre part, nous nous sommes bien amusés. En tous cas, ne croyez pas ceux qui clament que Polanski serait soudain devenu gâteux et aurait perdu tout talent. Secondé par ses fidèles collaborateurs, le monteur Hervé de Luze (12ème film en commun), le chef opérateur Pawel Edelman (8ème) et le compositeur Alexandre Desplat (6ème), réunis depuis The Ghost Writer et ses ennuis helvétiques de 2009, cet éternel fugitif a réalisé le film qu'il voulait. Sans doute le dernier d'un esprit libre, qui aura estimé qu'il n'avait plus rien à perdre.


(Rédaction) Nous apprenons que le producteur-délégué du film de Polanski, Jean-Louis Porchet, a été victime d’un grave accident de circulation le dimanche 24 mars, près de Rivaz. Il se trouve dans un état grave au CHUV, à Lausanne. Sa société, CAB-Productions, établie à Lausanne, connaît de sérieuses difficultés en raison du boycott dans quasiment toutes les salles suisses de cette œuvre tournée à Gstaad, avec un grand nombre de techniciens locaux. Ce qui d’ailleurs, outre la notoriété du réalisateur, n’a pas suffi à convaincre la RTS, Cinéforom et l’Office fédéral de la Culture de soutenir le projet. Il a néanmoins pu voir le jour grâce à des coproducteurs italiens et polonais, ainsi qu’avec l’appui de mécènes suisses.


«The Palace» de Roman Polanski (Italie / Pologne / Suisse / France, 2023), avec Oliver Masucci, Fanny Ardant, John Cleese, Bronwyn James, Mickey Rourke, Milan Peschel, Joaquim de Almeida, Luca Barbareschi, Fortunato Cerlino, Alexander Petrov. 1h40

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

2 Commentaires

@miwy 29.03.2024 | 03h20

«merci d'être parmi les (hélas bien) rares à ne pas avoir succombé à cette mode mortifère du politiquement correct. Polanski est un grand monsieur et un artiste qui mérite mieux que l'imbécilité de cette horde croissante d'imbéciles incultes même pas heureux...»


@Chan clear 29.03.2024 | 10h10

«Quelle magnifique brochette de comédiens et comédiennes, tout vu de Polanski, c’est une référence dans le cinéma, vu tous ces films et celui ci hé bien ma foi s’il faut aller jusqu’à Genéve, nous irons, ils nous simplifient pas la vie l’’office de la culture et j’espère que Mr.Porchet se remet de son accident et se rétablisse le mieux possible »


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