Culture / Greta Gratos raconte sa mamma italienne
Le genevois Pierandré Boo, alias l’unique et divine Greta Gratos, livre avec «Lina», son premier livre, un part de sa mémoire familiale. Rencontre avant le vernissage ce vendredi à Genève*.
C’est tout lui: je l’attends depuis une demi-heure au café genevois le Remor, tout près de chez lui, et de fait il est déjà là, derrière moi, à papoter avec une autre cliente. Lorsqu’il est arrivé, la voyant seule, il s’est glissé en face d’elle en demandant «Vous êtes Isabelle?». Elle acquiesçant, il s’est assis et a commencé à raconter sa vie. C’est lorsqu’elle a rassemblé ses affaires pour partir qu’il s’est demandé à qui il parlait réellement.
Il dit parfois «elle», parfois «je». «Je fais un peu le secrétaire de Greta, vous voyez». Lui c’est Pierandré Boo, né le 23 août 1961 à Genève, acteur historique et attachant de la scène culturelle genevoise, artiste, vidéaste et musicien, elle c’est Greta Gratos, son alter ego, son personnage, son égérie et icône, sa créature, celle qui prend la place de Pierandré lorsqu’il s’agit de créer, dévoiler son âme, faire la fête et catalyser les énergies des foules.
Pierandré / Greta signent cette semaine un petit livre étonnant, dense et touchant, s’emparant de la vie de «Lina», soit Lina Maria Teresa, née en Vénétie à l’aube des années folles, avant-dernière de dix enfants, décédée à l’automne 2015, maman de Pierandré et, par conséquent, de Greta. C’est Guy Chevalley, éditeur de Paulette Editrice, qui a eu le belle idée de proposer à Pierandré de signer l’une des «pives», ces petits volumes irrésistibles, de Paulette. Lina s’est imposée.
Des questions, toutes les réponses
En 82 pages défile une vie étonnante, courageuse. L’enfance dans une famille de grands propriétaires bourgeois, la guerre qui la dépouille parce qu’à la maison on chante le Chant des partisans, le parachutiste anglais caché dans la cave, l’interrogatoire en prison, le premier amour qui meurt à la guerre, faisant jurer à Lina de ne plus jamais être amoureuse, les frères qui émigrent en Amérique du sud ou en Australie, elle qui rejoint sa sœur fille au pair en Suisse, travaille pour des couples russes, irlandais, rencontre un jeune homme dans un dancing qui veut l’épouser même si elle ne l’aime pas, le premier fils, qui se suicidera adulte après un chagrin d’amour, puis le deuxième, le cadet, Pierandré, qui s’occupera d’elle jusqu’à la fin, jusqu’à l’arrivée de Parkinson.
Pierandré a «beaucoup ri» en écrivant. «Le processus a été tendre, jovial. Je n’ai pas ressenti de douleur.» C’est que «Lina» n’est pas un tombeau, ne fait pas partie d’un quelconque processus de deuil, jure-t-il. C’est un hommage plutôt, une déclaration d’amour silencieuse. Il n’a pas eu besoin de se replonger dans les albums photos ou les papiers de famille: Lina lui a tout raconté. «Depuis que je suis adulte, j’ai posé beaucoup de questions à ma mère. Elle répondait à toutes. Sur sa famille, son enfance, la guerre, ses grossesses, ses amours, ses orgasmes. Lina était une toute petite dame avec un énorme cœur. Une vraie boule d’amour qui prenait les gens comme ils étaient, ne connaissait ni la rancœur, ni la dissimulation. Son parcours est étonnant. Si on mettait sa vie dans un roman, elle serait vue comme un parcours de déchéance, celui d’un milieu bourgeois, avec des moyens, en Italie, aux couches populaires ici à Genève, un parcours d’immigrée, qui a trimé comme bonne d’enfant, a été en bute à la xénophobie des années 50 et 60. Or au contraire, ma mère a toujours été vers plus de clarté, plus d’immédiateté. Elle ne cherchait rien, c’était sa force. Ni la richesse, ni l’amour, ni un destin. Cela l’a rendue libre.»
Greta dit «je», pas Pierandré
Lorsque les autres enfants traite dans le préau la mère de Pierandré de «sale pute ignare ritale», le gamin se bat, casse des lunettes, jusqu’au jour où Lina lui dit qu’elle s’en fiche, que les gens peuvent dire ce qu’ils veulent, ce n’est pas son affaire.
Ce petit livre est signé Greta Gratos et non Pierandré Boo. «Pierandré n’aurait pas pu dire «je» en racontant l’histoire de Lina. Greta oui, elle peut parler en «je» et se mettre à la place de Lina. C’est drôle, Greta est devenue maman aussi maintenant... Et Greta est une voyageuse spacio-temporelle. Elle voulait ici remonter le temps, explorer la mémoire en allant à la rencontre de Lina pour moi, avec moi.»
Pierandré a toujours écrit, que ce soit pour ses projets artistiques divers, théâtre, chanson, vidéos ou installations, ou des chroniques pour Couleur 3 puis le magazine 360°. Mais «Lina» est son premier texte littéraire autonome, et cela veut dire beaucoup. «L’écriture m’a vraiment pris. Il ouvre la porte à d’autres désirs. Il fait partie de ma recherche personnelle, qui cherche l’équilibre entre le maximum de fards et le maximum de transparence.»
Elle dansait dans le couloir
Lina a toujours bien accueilli Greta, apparue lorsque Pierandré avait 33 ans. Lorsqu’elle avait Greta devant elle, elle l’appelait «Greta» le plus naturellement du monde. «Depuis tout petit, elle me répétait que ce qui comptait, c’était que je sois heureux.» Peut-être parce que Lina, garçon manqué qui grimpait aux arbres et échangeait ses corvées contre celles de ses frères, a compris de suite qu’elle avait donné naissance à un «garçon fille» qui préférait rester dans sa chambre que jouer au foot. «Elle m’a aimé comme j’étais. Elle ne m’a élevé ni comme un garçon, ni comme une fille. C’est à l’école que je suis devenu timide, que j’ai commencé à baisser les yeux, parce que les autres regardaient bizarrement la petite poupée chinoise dont j’avais l’air.»
Lina est morte un petit matin d’un problème de valve aortique calcifiée, dans son sommeil. Elle avait dansé toute la nuit. Parce que le soir, dans sa maison de retraite, une fois les résidents couchés, elle allait toquer à la porte de ces dames, ses amies, et dansait en silence dans le couloir. Pour de vrai.
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