Culture / FIFF 2023: la norme et l'exception
Avec un nouveau record de fréquentation qui pulvérise les résultats pré-Covid, le Festival International du Film de Fribourg qui s'est clos samedi passé a de quoi pavoiser. Mais qu'en était-il des films présentés et de leur destin au-delà? Compte-rendu circonstancié.
Une semaine après que le FIFDH de Genève traversait une profonde crise qui s'est soldée par la démission de sa nouvelle responsable des programmes Irène Challand, le FIFF a fait preuve d'une santé insolente sous la houlette plus tranquille de son directeur Thierry Jobin, en place depuis douze éditions. L'an passé, l'envie de réfléchir sur le politiquement correct à travers une rétrospective de comédies avait provoqué quelques remous heureusement vite calmés. Cette année, rien de tel avec un programme ultra-consensuel de films sur la nourriture, sans doute co-responsable du nouveau record de fréquentation. Quoi de mieux que la bouffe pour rassembler?
Un volet nettement plus intéressant était consacré à la découverte d'une terra incognita, du moins cinématographiquement parlant: la Moldavie. En tant que membre du jury de la critique assigné à suivre la compétition, l'auteur de ces lignes n'a pu voir qu'un seul de ces films moldaves, mais sans doute le principal. Carbon, premier long-métrage du jeune Ion Bors, est en effet un film phénomène qui affole le box office de ce pays de 4,5 millions d'habitants et... trois salles de cinéma toutes situées dans sa capitale, Chisinau. Comme quoi tout est relatif. Par contre, la réussite de cette satire sur fond de guerre de sécession de la Transnistrie, en 1992, dans laquelle deux citoyens d'une bourgade moldave découvrent un mystérieux corps carbonisé, saute aux yeux. Avec une ironie tranquille qui rappelle les Contes de l'âge d'or roumains de Cristian Mungiu & co., voire la grande comédie à l'italienne des années 1960, le cinéaste y épingle les travers de son pays, toujours tenté par l'ordre russe, le populisme, la corruption et la démission morale.
Fatih Akin ambigü
Invité d'honneur, le Germano-Turc Fatih Akin a proposé une carte blanche éclectique (de Bruce Lee à Krzysztof Kieslowski en passant par le hip hop) et présenté son petit dernier, Rheingold. Un film bien parti pour devenir son plus grand succès à ce jour et qui relate, d'après une autobiographie, l'histoire d'un jeune réfugié kurde iranien devenu trafiquant de drogue puis, après quelques années de prison pour braquage de fourgonnette en uniforme de policier, une star/entrepreneur du rap allemand. Bref, c'est un peu le GoodFellas d'Akin, qui applique là son style toujours hyperefficace et inventif au milieu du crime. Mais malgré l'excuse d'une enfance gâchée dans les prisons irakiennes, la complaisance ne tarde pas à devenir gênante, qui érige involontairement ce Xatar, alias Giwar Hajadi, en modèle pour toute une nouvelle jeunesse. Plus soucieux de faire rimer l'or volé avec celui des Niebelungen, cohabiter Wagner et gangsta rap, intégrer l'Orient et l'Occident, le cinéaste ne voit apparemment pas le problème. Quant au distributeur Warner Bros, malgré 67'000 entrées outre-Sarine, il n'a pas prévu d'exploitation de ce côté-ci, faisant de ce film le 6ème inédit d'affilée de son auteur en Suisse romande.
A côté de ces deux exemples de cinéma «commercial», comment s'est défendu le cinéma d'auteur non-occidental, spécialité historique de ce festival? Diversement. Il y avait en effet plusieurs mondes d'écart entre le grand gagnant Plan 75 de la Japonaise Chie Hayakawa (trois prix, dont celui de la critique) et Winners de Hassan Nazer, un Iranien régugié en Ecosse qui signait là un hommage aux plus grand cinéastes de son pays. Comment un film aussi indigent, dont seul le pitch d'une chasse à un Oscar égaré retient un instant l'attention, a-t-il pu atterrir en compétition? Mystère. Autre déception, Untold Herstory de la Taïwanaise Zero Chou, grosse production rappelant l'existence de camps de rééducation anti-communistes sous Tchang Kaï-chek. Au-delà de la bizarrerie idéologique d'un tel projet dans le contexte politique actuel, l'académisme et la maladresse narrative ont tôt fait de couler l'entreprise.
Un cran au-dessus, Bratya (Darkhan Tulegenov, Kazakhstan), énième histoire d'orphelins en quête de leur père, Un varón (Fabian Hernández, Colombie), énième portrait d'un gamin de la rue guetté par la délinquence, et Numb (Amir Toodehroosta, Iran), énième observation d'enfants entre eux, méritaient leur sélection respectivement pour le dynamisme de la réalisation, le refus des clichés et une visée critique plus large. Le premier rattrapé par le pathos, le deuxième miné par un trop morne quotidien et le troisième souffrant d'un excès de finesse, ils ne laisseront toutefois guère de trace.
Quatre oubliés du palmarès
Bientôt distribué par Trigon-Film, Nezouh (Soudade Kaadan, Syrie) retient quant à lui l'attention par son regard décalé sur un pays en ruines, à travers le prisme d'une famille qui se refuse à quitter sa maison malgré les trous créés dans les murs par les bombardements. C'est la famille (père, mère et fille adolescente) à l'épreuve de la guerre, avec des échappées poétiques pour adoucir la pilule et une critique féministe pour se décaler – un peu trop pour finir. Mais il y a là un réel talent, qui n'attend qu'un retour de la paix pour pouvoir se déployer pleinement. Plus proche d'un «film Trigon» traditionnel aura paru Harvest Moon (Amarsaikhan Baljinnyam, Mongolie), avec son néo-citadin obligé de retourner dans la steppe pour l'enterrement de son père adoptif et qui s'y prend d'affection pour un autre semi-orphelin, un garçon placé chez ses grands-parents. Ici, on apprécie une certaine dignité formelle qui va avec le dénuement, y compris paysager, mais l'opposition entre traditions et modernité et l'apprivoisement progressif des deux protagonistes paraissent bien convenus.
Oubliés du palmarès, Harka (Lofty Nathan, Tunisie) et El castigo (Matías Bize, Chili) n'ont quant à eux en rien démérité. Portrait d'un jeune homme piégé dans une situation sans avenir, le premier restera ne serait-ce que pour la rage rentrée qui émane de son interprète (Adam Bessa) et sa dernière image incandescente, d'une ironie amère. C'est l'habituel récit maghrébin d'une jeunesse tentée par la fuite en Europe, mais l'histoire d'Ali, rappelé à ses responsabilités familiales à la mort d'un père endetté et enfoncé par une corruption omniprésente est prenante. A l'arrivée, certainement l'un des films tunisiens qui montre le mieux la réalité profonde de son pays. Quant au 9ème opus du cinéaste chilien, il se distingue par l'exploit d'un plan-séquence unique, aboutissement logique pour ce tenant d'un certain minimalisme (En la Cama et La Memoria del Agua furent distribués ici). La gradation de cette histoire d'un couple qui a perdu son petit garçon en forêt est parfaite, débouchant sur un terrible aveu de «maternité indigne» lancé par la toujours étonnante Antonia Zegers.
Et les lauréats sont...
Distingué par le public et le jury œcuménique, Abang Adik (Jin Ong, Malaisie), représente cette rareté: un film lancé au FIFF et dont le festival peut vraiment s'enorgueillir de la découverte. Ici, un autre pays à peu près inconnu pour son cinéma (si l'on exclut I Want to Sleep Alone de Tsai Ming-liang) est révélé à travers le sort qu'il réserve à ses réfugiés clandestins. Le meurtre accidentel d'une assistante sociale précipite la fin de la cohabitation entre deux faux frères, l'un sourd-muet et l'autre irresponsable mais qui se rachètera suite à la fausse auto-dénonciation du premier. La mise en scène est d'une souplesse épatante, le jeu du garçon handicapé d'un naturel formidable, en particulier dans une scène de confession déchirante. Ne manque au fond qu'un projet plus ambitieux que ce scénario sacrificiel un peu facile.
Prix spécial du jury (et mention du Jury des jeunes), World War III (Houman Seyyedi, Iran) épate quant à lui d'emblée par sa verve narrative et l'audace de son sujet. Simple ouvrier errant depuis qu'il a perdu les siens dans un tremblement de terre, Shakib se retrouve par hasard engagé comme gardien sur le tournage d'un film douteux sur les camps de concentration de la Seconde guerre mondiale. Ni une ni deux, le voici promu figurant en costume rayé puis même bombardé dans le rôle d'Hitler! Dormant dans les décors, il y cache bientôt une prostituée sourde-muette (c'est la mode) qui fuit son souteneur. Mais celle-ci disparaît dans un incendie. Désespéré, Shakib a-t-il été manipulé? Malin, le sénario s'inscrit en droite ligne des fameux dilemmes moraux d'Asghar Farhadi, avec un soupçon de comédie en plus. Au final pourtant, la condamnation sans appel du cinéma comme une affaire de dictateurs au petit pied, alors même que le réel semble s'être complètement évaporé, laisse dubitatif quant à sa sincérité.
Un Grand Prix incontesté
Nettement plus rigoureux, Plan 75 de Chie Hayakawa se présente comme une sorte de «société-fiction» doucement dystopique qui imagine une solution au vieillissement de la population japonaise: un plan gouvernemental d'encouragement au suicide assisté à partir de 75 ans. Un prologue qui rappelle une tuerie réelle commise dans un EMS au motif que les vieux coûteraient trop cher à la société donne déjà froid dans le dos. Là-dessus, la cinéaste suit en alternance trois protagonistes: une vieille dame seule de 78 ans qui doit encore travailler pour subvenir à ses besoins mais se voit licenciée, un jeune employé du Plan qui se trouve confronté à la candidature de son vieil oncle, et une Philippine qui travaille dans un centre funéraire avant de trouver un nouveau job mieux rémunéré. Bien sûr, les trois récits convergent vers une même «clinique de départ»...
Sans autres effets qu'une image très contrastée, la cinéaste décrit avec précision cette logique froidement utilitariste acceptée par tous. Mais d'un autre côté, son regard plein d'empathie s'y oppose, de sorte que le film crée une véritable tension. C'est un peu comme si une situation digne d'un film d'anticipation hollywoodien des années 1970 (Soleil vert, L'Age de cristal, Morts suspectes) avait été passée au filtre du style humaniste de Hirokazu Kore-eda.
Bien sûr, ce premier long-métrage d'une cinéaste de 45 ans est quasiment «occidental» dans sa problématique, nous le rendant aisément accessible. Mais c'est avant tout sa finesse et sa maturité qui ont convaincu le jury officiel, celui de la critique et celui des jeunes. Un petit distributeur (First Hand Films) ne s'y est pas trompé, repérant déjà ce film à Cannes, ce qui lui vaudra une sortie début mai. Joie! Car à quoi bon tous ces «films de festival» qui, primés ou non, ne sortent plus de ce circuit fermé? Comme tant d'autres, le FIFF surfe depuis longtemps déjà sur cette aberration. Mais il ne peut que se réjouir quand son lauréat, par exception, y échappe.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@Clear 31.03.2023 | 10h17
«Quel bouquet de films, merci des descriptions, le seul vu en DVD est Plan 75 et vraiment cette culture japonaise est fascinante, l’actrice principale à 78 ans qui cherche un emploi , les personnes âgées au Japon ont visiblement une souplesse et vitalité toute autre que part chez nous :))»