Culture / Enquête sur un suicide dans la mouvance internationale lettriste
Dans son dernier opus, «La désinvolture est une bien belle chose», Philippe Jaenada mène une enquête sur le suicide de Jacqueline Harispe, dite Kaki, jeune femme libre, intelligente, entourée d'amis et amoureuse d'un beau soldat américain, ayant été mannequin chez Dior, et qui, après une soirée arrosée, à l’aube du 28 novembre 1953, à l’âge de 20 ans, s’est jetée par la fenêtre d’un hôtel et s’est écrasée sur un trottoir. Un petit morceau de culotte noire sur la balustrade l’attestant, son amant, l’ancien GI américain, Boris Grgurevich, a tenté de la retenir.
Kaki passait l’essentiel de son existence Chez Moineau, rue du Four, à Paris, un bar minuscule et sale mais où il fait chaud et où la mère Moineau cuisine bien. Attirés par la soupe, le vin pas cher et le poêle, des jeunes gens, nés au début des années 1930, se retrouvent dans les années 1950, à 16 ou 17 ans, dans ce petit refuge. Plus de famille, ou alors des parents absents, pas d'argent, peu d'amour et là, ils boivent, rient, jouent, traînent, s’engueulent, rêvent, s’aiment. En 1956, un photographe néerlandais Ed van der Elsken publie un album, Love on the left bank sur ce lieu et sur cette jeunesse insolente et rebelle qui cherche à échapper à la société et à toutes ses fausses valeurs.
Les moineaux volent, couchent les uns avec les autres, font la manche, vivent d’arnaques, montent de temps en temps un scandale, un projet, genre brailler en chaire à Notre-Dame de Paris déguisé en Dominicain ou projeter de détruire la tour Eiffel à coup d’explosifs. Parfois, ils sont arrêtés, les filles, pour être redressées, envoyées en centres d’observation, les garçons, pour être embastillés.
Chez les moineaux, les étudiants et les artistes, tous ceux qui travaillaient étaient mal vu, dit Vali Myers.
Kaki, son histoire
L’origine de la déprime de Kaki, qui mène à sa mort, est à chercher dans une toute petite bêtise, une histoire de bracelet, qui lui a valu un séjour en maison de redressement puis à la prison de Fresnes, geôle dont elle ressort changée. Son père, membre de la Cagoule, condamné à mort en 1948 pour trahison, est décédé en prison; sa mère était une alcoolique.
Le 4 avril 1950, Henriette, 75 ans, sa grand-mère, est convoquée au commissariat: Kaki, 16 ans, a été arrêtée pour vol et recel d’objets de valeur. Le juge l’envoi à Chevilly. Arrivée là-bas, elle refuse de raconter sa vie en huit dessins et son souvenir le plus triste en cinq lignes, de participer à quoique ce soit qui pourrait permettre de l’observer et incite en toutes occasions ses compagnes à la révolte contre l’autorité. Les bonnes sœurs veulent qu’elle s’en aille.
La dame du service social, Mlle Grivel, décrit Kaki comme charmante de caractère, très indépendante, n’écoutant personne. Et ses voisins et amis comme une fille légère, intelligente, amorale, indifférente à ce qu’on peut penser de sa conduite mais désintéressée, généreuse et prête à tout partager. Elle fréquente plusieurs bandes, couche facilement, sans en tirer aucune ressource, et n’envisage aucunement de travailler. Parle avec beaucoup d’affection de sa grand-mère, de sa sœur et de son frère. N’est ni grossière, ni vulgaire et garde le sens de l’honnêteté.
Kaki après son incarcération
Le 26 juin 1950, à 16 ans, Kaki est donc incarcérée à Fresnes jusqu’au 4 août 1950, jour où, en attendant le jugement, elle est remise à sa grand-mère.
Vali dit que cette incarcération l’a transformée, rendue plus dure et incontrôlable. Elle est enceinte et personne ne saura jamais de qui.
Le 6 février 1951, elle est relaxée.
Depuis son arrestation, 15 mois auparavant, elle n’a connu que l’incarcération, la fuite, la traque puis la surveillance étroite, n’a vécu que sous tension et tout cela pour un petit bracelet en or qu’on lui a donné.
Le 6 février 1952, un an après sa sortie de Fresnes et 7 mois après la naissance de sa fille, à 18 ans, Kaki entre chez Dior en tant que mannequin temporaire. Elle en part fin février. Elle y est donc restée moins d’un mois!
Le 2 janvier 1953, une ordonnance de contrainte est émise à son encontre. Le 6 février, elle est arrêtée rue Champollion. Elle n’a pas répondu à une convocation parce qu’elle ne l’a pas reçue. On lui demande de rédiger elle-même sa déclaration. «Je vis avec un Américain marié. Je me pique à l’héroïne. Etc». Le 19 février, elle est soumise à un examen médico-psychologique. Elle ne répond plus aux convocations suivantes.
Le 27 novembre 1953, Kaki passe au domicile de sa famille pour voir sa fille qui a deux ans et demi. Elle plaisante, rit et joue avec elle. C’est inhabituel. Boris et elle ont arrêté l’héroïne et compensent en buvant mais sans exagération. Ils vivent avec l’argent que ses parents à lui envoient tous les mois. Après, ils vont voir Patrick Straram qui vient de sortir de l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard et Riquet, le petit frère de Kaki. Elle a apporté des concombres et du caviar. Tout le monde est gai. Vers minuit, ils retrouvent Daniel et Marguerite, son autre frère et sa sœur, les quatre enfants Harispe sont réunis. Ils se séparent vers 4h30. Kaki et Boris rentrent en taxi. A 6h15, elle se jette par la fenêtre de leur hôtel.
Les Moineaux
Gil Wolman, Eliane Papaï, le premier amour de Guy Debord qui suce son pouce en dormant, Ivan Chtcheglov, fils d’un révolutionnaire ukrainien, Sarah Abouaf, qui a perdu ses parents, déportés à Auschwitz, Jean-Louis Brau, Eliane Dérumez, grande consommatrice d’éther, Henry de Béarn, Mohamed Dahou, fumeur de hashish, Vali Myers qui danse nuit et jour et consomme de l’opium, Patrick Straram, fils de bonne famille, Pierre-Joël Berlé, celui qui vole dans les voitures ou dans les chambres d’hôtel, Pierre Feuillette qui a couché avec toutes les filles et dont Jean-Michel Mension dit qu’il est un homme facile.
Auteur du graffiti: Ne travaillez jamais!, Mension est le seul à être né dans une famille stable et aimante et a, par ailleurs, partagé le lit de la quasi-totalité des filles ont on parle ici. Ses parents étant juifs, communistes et résistants, il a vécu de 6 à 11 ans loin d’eux.
En 1952, il va rendre visite à Debord à l’hôtel où celui-ci habite et le futur situationniste lui ouvre sa porte vêtu d’une robe de chambre bordeaux. Une robe de chambre! La honte…
Centre d’observation et de rééducation de Chevilly-Larue
Institution centrale dans notre histoire tenue par de sinistres religieuses qui, à leur arrivée, vérifient la virginité des filles en leur enfonçant, de dos, un doigt dans le vagin. Si les filles protestent, elles leur tapent le front sur le bord d’un lavabo.
Les premiers jours, Sarah Abouaf y vomit souvent parce qu’elle n’a pas l’habitude de manger à heures régulières et en quantité normale. Ses dessins sont précis. «Quand les Allemands ont emmené maman» est le titre de l’un d’eux. Un autre représente une petite pièce sans fenêtre avec comme légende «A Chevilly, je pleure». Elle y passera cinq mois. Ensuite, elle sera envoyée dans un «home» à Strasbourg.
Le 28 mars 1952, Louis Papaï, ivre, estimant que le ménage est mal fait, bat sa fille. Elle a seize ans. Elle s’enfuit. Le 7 avril, elle se fait embarquer par la maréchaussée et se retrouve aussi à Chevilly.
Sarah et Eliane ne font aucune faute quand elles écrivent. Que l’une veuille devenir photographe et l’autre chirurgienne sidère les bonnes sœurs. Le psychiatre, en revanche, s'inquiète des périodes d'excitations sexuelles prémenstruelles d'Eliane. Ce qui est signe de bonne santé pour les garçons, pour les filles est péché. Eliane a de fréquents fous rires. Selon le thérapeute, ils proviennent du choc qu’elle a subi à 14 ans, quand elle a dû s’occuper toute seule de la toilette mortuaire de sa mère. Le 15 mai, elle fomente une évasion; découverte, elle prend cinq jours de mitard.
Une toute petite bêtise: les chemises neuves
La famille d’Eliane lui loue une petite chambre sous les combles près du château de Vincennes et tente de l’aider à ne pas sombrer, à rester propre, en lui envoyant des vêtements, des chemises neuves entre autres. N’ayant pas l’intention de les porter, elle propose aux garçons de les revendre ou de les échanger contre des bouteilles de vin. Ils essaient dans plusieurs bars de Vincennes. Au lever du jour, des coups contre la porte de la chambre de bonne les réveillent. Ils ne bougent pas et se rendorment. Une demi-heure plus tard, la porte est enfoncée, des flics se ruent dans la pièce – c’est Berlé qui prend le plus de coups. Des commerçants du quartier ont dénoncé un trafic de chemises volées. Pour cette affaire de chemises, Eliane, en liberté depuis dix mois, est donc arrêtée. Le commissaire l’envoie à Chevilly où, cette fois-ci, elle refuse tout: se déshabiller et de prendre des douches, de quitter sa chambre, de faire le ménage. Néanmoins de bonne humeur, elle lit trois livres par jour. Une semaine après son arrivée, on la laisse repartir. De retour chez Moineau, délaissant Debord, l’as des théories rasoirs, elle épouse Mension. Les parents de ce dernier étant partis dans le Sud, ils récupèrent leur appartement à Belleville. En 1956, Mension, appelé, part pour l'Algérie. Deux mois plus tard, Eliane lui annonce qu’elle est enceinte. Ce sera un garçon. Mension de retour d’Algérie, ils se remettent à vivre comme avant, elle, saoule, montant nue sur les tables pour danser du flamenco. Début 1958, rentrant après une nuit de garde à vue, Mension trouve le bébé seul dans son berceau. Elle est définitivement partie avec Jean-Louis Brau.
Debord et les moineaux
Au printemps 1953, Debord fait «une tentative de suicide réussie ratée» (Mension) puis revient ensuite fréquemment dans ses différentes productions, notamment dans son album Mémoires publié en 1958, dans son film In girum imus nocte et consumimur igni en 1978 et dans Panégyrique, tome second, publié en 1997.
Eh oui, après avoir passé 18 mois avec eux et les avoir ensuite rejetés avec mépris, il va les louer dans ses écrits, ses collages et ses films et c’est donc sans doute pour cela que le titre de ce livre est l’une de ses phrases.
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