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Culture / Dix femmes puissantes

Anna Lietti

24 octobre 2017

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Après être passé à Genève en novembre 2017 – l'article a été écrit à cette occasion en octobre de cette même année –, «Flammes» sera joué du 25 au 29 septembre prochain au Théâtre Kléber-Méleau à Renens-Malley. L'occasion de (re-)découvrir ce spectacle qui parle d’exil et d’identités métissées, et coiffe au poteau poétique le théâtre documentaire à la mode.



C’est le propre des grandes œuvres: on ne voit pas le travail. Comme spectateur de «Flammes», on est simplement scotché, littéralement ravi par la puissance, l’intelligence et la grâce des dix jeunes femmes qui, depuis la scène, nous regardent dans les yeux.

Leur point commun: ce ne sont pas des comédiennes professionnelles, elles vivent dans des quartiers populaires en France et leurs parents ont vécu l’exil. Chacune dit – jusqu’au plus intime – ce que c’est pour elle que de vivre «dans un pays qui n’est pas le tien. Mais qui est le tien». Toutes ne citent pas «Race et histoire» de Lévi-Strauss comme Ludivine, l’intello de service. Leurs stratégies identitaires passent aussi par la maîtrise du karaté ou l’affiliation à une tribu manga. Mais toutes ont un humour et un courage irradiants, qui vous poussent à affronter la complexité et à fuir la désespérance.

On les admire, on est avec elles, porté par une mise en scène limpide toute à leur service. Et on est d’autant plus impressionné que le maître d’œuvre est un homme: en voilà un qui aime – vraiment – les femmes, se dit-on en sortant. Ahmed Madani, en exergue du texte de sa pièce parue chez Actes Sud*, ne cite-t-il pas cette phrase de Van Gogh: «ll n’y a rien de plus réellement artistique que d’aimer les gens»?

Un formidable travail d’écriture

Mais on ne voit pas le travail. Ou peut-être seulement après coup, si on prend la peine de lire le texte, justement: un formidable travail d’écriture, où le rendu est celui de la parole spontanée, mais c’est une illusion poétique, un détour pour réussir à rendre la vérité des êtres sous forme de concentré superpuissant.

«Flammes» est fabriqué avec des ingrédients très tendance: saisir la vraie vie à bras le corps, avec des acteurs non professionnels et un texte qui naît du travail de plateau, c’est une ambition très contagieuse parmi les metteurs en scène contemporains. D’aucuns en oublient que, pour faire une œuvre qui interpelle le réel, il ne suffit pas de convoquer le réel sur scène, il faut le transcender. Ahmed Madani ne l’oublie pas: «Ce qui m’intéresse, c’est faire œuvre poétique, pas documentaire», me confirme-t-il lors d’une conversation téléphonique. Et voilà comment «Flammes», spectacle à la fois profondément politique et profondément humain, programmé en "off" du Festival d’Avignon cet été, a plané au-dessus de la mêlée, "in" et "off" confondus.

Ahmed Madani, qui a créé «Familles, je vous hais… me» au Théâtre de Vidy en 1994, n’est d’ailleurs pas un inconditionnel de l’écriture de plateau: «J’écris aussi des pièces jouées par des comédiens professionnels, précise-t-il. Mais pour cette aventure-là, il y avait une cohérence à partir d'une rencontre...»

Une quête en miroir

L’aventure, dans laquelle l’auteur et metteur en scène franco-algérien s’est lancé en 2011, c’était de questionner son propre parcours d’enfant de l’exil en se regardant dans le miroir de ceux qui sont venus après lui.


Le sexagénaire a sillonné la France et animé des stages où il a rencontré des jeunes. «Je leur ai parlé de moi, ils m’ont parlé d’eux, c’est une histoire de don et de contre-don.» Avant de cueillir, une à une, les perles de «Flammes», il a rencontré un centaine de jeunes femmes.

L’aventure est ambitieuse, elle compte trois volets. Le premier, «Illumination(s)» a été élaboré avec des jeunes hommes. «Flammes» est le deuxième et tournera jusqu’en avril 2018. Le troisième, non encore écrit, ambitionne de réunir des garçons et des filles. «Je ne sais encore pas du tout comment je vais m’y prendre, c’est le bleu total!», dit le poète du plateau, grisé par le vertige qu’il ressent à marcher ainsi, «sur la crête» entre théâtre et réalité.

Dans la réalité familiale d’Ahmed Madani, il y a une mère qui résume son parcours ainsi: «Mon mari s’est vendu pour s’acheter une femme et l’emmener se perdre avec lui.» Les femmes sont «le point aveugle» de l’histoire de l’immigration, dit l'homme de théâtre, c’est le constat de départ qui l'a poussé à se mettre à l’écoute des jeunes. Madani sort de cette expérience «soulevé» par leur puissance et leur vitalité: «La migration, c’est le cœur vivant de l’humanité. Je crois à un avenir de fraternité augmentée et les femmes sont au cœur de cette force d’avenir.»

«Flammes» fournit des raisons d’y croire, et – ce qui est encore plus épatant – pas seulement à un public habitué à aller au théâtre. De banlieue en province rurale, la tournée des dix femmes puissantes touche une population très mélangée. Là aussi, Ahmed Madani réussit ce à quoi d’autres aspirent en vain: attirer les «vrais gens» non seulement sur scène, mais aussi dans la salle. 


«Flammes», du 25 au 29 septembre prochain au Théâtre Kléber-Méleau à Renens . www.comedie.ch
*«Illumination(s) suivi de Flammes», Actes Sud.


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