Culture / Daniel de Roulet interroge le passé
«L’Oiselier», le bref roman de l’auteur genevois et jurassien, ne manque pas d’audace. Il se nourrit de faits historiques, de personnages réels, et dans une démarche littéraire, donc imaginaire, tente d’éclairer les énigmes qui leur sont liées. Son propos est néanmoins clair: montrer comment l’autorité sait enfouir les zones d’ombre.
Septembre 1977. La question jurassienne semble en voie de règlement. Le conseiller fédéral Kurt Furgler arrive à ses fins, un nouveau canton catholique verra le jour. Mais cela grogne encore dans les rangs séparatistes car la partie sud, protestante, pourra rester à l’écart. La jeune garde du mouvement, fort turbulente, les Béliers, est divisée: continuer le tapage symbolique ou imiter les Basques ou les Corses, tant admirés, qui manient les armes?
Voilà qu’un aspirant officier bernois, Rudolf Flükiger, parti en course d’orientation nocturne près de la caserne de Bure, est retrouvé mort sur territoire français, déchiqueté par une grenade. Suicidé, selon les enquêteurs. Conclusion assez invraisemblable, contredite par une foule d’indices matériels, par ses compagnons et sa famille. Peut-être le malheureux s’est-il trouvé sur le chemin des Béliers surchauffés qui crapahutaient dans le coin, ou enlevé par eux, décédé par étouffement comme on l’a supposé et transporté là pour faire croire au suicide? Ou alors tombé sur des terroristes bien plus aguerris, ceux de la Fraction armée rouge (RAF) allemande? Au même moment, ils avaient laissé le corps de Hans-Martin Schleyer, le patron des patrons allemands, dans le coffre d’une voiture, près de Mulhouse. Pas loin. Ses tueurs étaient familiers de la contrée, à cheval sur trois pays.
Autre énigme: quelque temps plus tard, un policier de Porrentruy, Rodolphe Heusler, qui avait enquêté sur Flükiger, est assassiné. Par un collègue, semble-t-il, mais celui-ci, après avoir avoué au terme d’une longue détention, n’a cessé ensuite de nier. Il se dit qu’il avait trouvé des informations dérangeantes. Mystère. Et ce n’est pas tout. L’aubergiste qui accueillait souvent les plus remuants des Béliers est lui aussi trouvé suicidé. En savait-il trop? A-t-on voulu le faire taire?
Dans un récit alerte, de Roulet navigue entre toutes ces énigmes, liées ou pas, sans apporter de réponses. Il convoque, pour mener l’enquête romanesque, le célèbre journaliste-écrivain Niklaus Meienberg dont il est un grand admirateur. Celui-ci vivait à l’époque une idylle avec Flavia, la fille de Kurt Furgler. Les dialogues imaginaires entre ces deux sont piquants. Révélateurs aussi. Le conseiller fédéral, alors star du gouvernement, ne voulait à aucun prix que ces faits divers troublants n’apparaissent. Ils auraient alarmé l’opinion publique à la veille du vote populaire consacrant la naissance du nouveau canton. Le chef du Département de justice et police avait les bras longs. La Berner Zeitung admet aujourd’hui qu’il était intervenu auprès du rédacteur en chef pour étouffer l’affaire*.
Au-delà des péripéties politiciennes
Tout cela est bien loin, largement oublié. On n’en est plus aux fiévreuses polémiques de l’époque entre Jurassiens émancipés et pro-Bernois antiséparatistes. Même si le feuilleton connaît un rebond avec le prochain vote sur l’appartenance cantonale de Moutier.
Le roman va au-delà des péripéties politiciennes. Il inscrit un épisode trouble dans l’histoire. Il illustre un comportement collectif. Le livre devait déboucher aussi sur un film, du cinéaste Werner Schweizer, mais les bureaucrates cinématographiques de la Confédération lui ont refusé tout financement.
Cette interrogation sur nos silences, de Roulet la résume ainsi dès les premières pages: «Entre Alpes et Jura on est aussi violents que dans une banlieue parisienne, la différence est qu’en Suisse l’ordre social se maintient moins par une violence nue que par le secret. Secret des affaires ou secret d’Etat. Voici pourquoi la littérature helvétique a tant de mal à se confronter à la politique. Ses maîtres et ses sponsors lui soufflent: Circulez il n’y a rien à voir, contentez-vous de nous parler de vos états d’âme quotidiens.»
*Pour en savoir plus, voir l’émission de la RTS «Zone d’ombre»
«L’Oiselier», de Daniel de Roulet, Ed. La Baconnière, 118 pages.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
2 Commentaires
@hermes 14.03.2021 | 19h38
«Daniel de Roulet s'est donc attelé à romancer l'histoire jurassienne dans la période la plus agitée qu'elle ait connue. Il cite donc un certain nombre d'événements qui se sont produits et qui, selon lui, sont restés des énigmes par la volonté d'un conseiller fédéral puissant, Kurt Furgler, qui ne voulait pas mettre en danger la création d'un canton du Jura. Sous-entendu, les événements auraient été le fait d'activistes séparatistes violents. Quand on veut réécrire l'histoire, l'objectivité serait de mentionner TOUS les événements. En effet, il n'y avait pas que des Jurassiens surchauffés, mais également des pro-bernois notoires. Lesquels s’étaient déjà rendus responsables de la mort d’un séparatiste, Maurice Wicht, en juin-juillet 1974 et avaient grièvement blessé deux des enfants d’un séparatiste, Alain Boillat, traversant Tramelan en voiture en septembre 1978.
Encore un point sur Furgler. Comme catholique, il est certain qu'il voyait d'un bon oeil l'émergence d'un nouveau canton majoritairement catholique. Mais l'argument est un peu court pour un homme aussi intelligent. Le problème jurassien, resté sans solution pendant des années de blocage par l'état de Berne, avait suffisamment écorné l'image de la Suisse à l'étranger pour que Furgler s'active à le résoudre. Ce qu'il a réussi à moitié, puisque le Jura est tronqué de sa partie sud et que le problème traîne à nouveau par des recours pro-bernois à Moutier.
»
@pa.nemitz 23.03.2021 | 17h24
«Je prends position sans masque et sans pseudo.
Le commentaire d'hermes du 14.3.21 mérite une rectification. Le canton du Jura revendique le sacrifice de Maurice Wicht qui est décédé d'un tir malheureux d'un habitant de Boncourt. Ce dernier effrayé par trois jeunes gens cagoulés est sorti de chez lui armé d'un pistolet. Après deux coups tirés en l'air deux d'entre eux détalèrent alors que le troisième poursuivit en sa direction. L'intéressé tira un troisième coup de semonce contre le sol. Le projectile ricocha et atteint le jeune homme. Il ne s’agissait pas d’un acte délibéré et qui plus est n'était pas l'œuvre d'un anti-séparatiste mais d'une personne étrangère à la Question jurassienne.
Plutôt qu'héros du canton il est surtout la victime d'un mouvement indépendantiste qui a incité la jeunesse à des actes violents et dont les responsables n'ont jamais eu à répondre.
Hermes devrait aussi parler du sacrifice tout aussi gratuit d'un jeune de 20 ans qui a été victime de la bombe qu'il devait poser en ville de Berne quelques années plus tard.
La gloire dont on veut les parer est tout simplement ridicule face à la peine des parents qui ont perdu leurs enfants. Quelle magnifique histoire que celle-là.
Quant au Jura tronqué, une vision impartiale de l'histoire de notre pays démontre contestation possible que la notion d'un Jura historique relève de la rhétorique du mouvement jurassien et non des réalités passées et présentes.
»