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Sévère mais chaleureux récit de 89 ans d’une vie d’activiste, de poète, d’écrivain, de penseur politique, et ceci sans aucune mystification et avec une célébration constante de valeurs authentiques, «La Vie sur les crêtes» de Daniel Blanchard est un chef-d’œuvre de modestie.



Notre auteur, né en 1934, a grandi dans les Alpes, attendant avec sa mère, sa sœur et son frère, leur père, enseignant communiste, parti rejoindre la Résistance. Il en a gardé un certain nombre de valeurs, une persistance en lui de la montagne, une saveur, une fraîcheur, le goût de l’eau qu’on boit sur la roche. D’où, sans doute, la franchise, la clarté et la limpidité avec lesquelles il pose tout au long de son livre le bilan de sa longue existence.

Cornelius Castoriadis et Socialisme et Barbarie

En 1956, Daniel Blanchard qui assiste à sa première réunion de Socialisme et Barbarie demande la parole et en parlant découvre ses idées. Castoriadis le félicite! Mais c’est un autre homme, Véga, qui a participé à la révolution espagnole dans les rangs du POUM, qui vient lui proposer de se revoir et qui va le former en lui faisant lire un choix de textes de penseurs d’extrême et d’ultragauche, et chez qui il passera de longs moments à tout apprendre sur la révolution espagnole. Quand il se sent prêt et demande à participer à leurs réunions, Vega lui dit de se trouver un pseudonyme. Ce sera Canjuers, un haut plateau des gorges du Verdon.

A deux ou trois dizaines, complètement ignorés du reste du monde, ils tiennent donc une réunion  par semaine, pendant laquelle les discussions sont vives mais ne tournent jamais au règlement de comptes personnel. De temps en temps, avec d’autres jeunes membres du groupe, Canjuers se rend rue du Cherche-Midi, chez Castoriadis, où dans une ambiance chaleureuse il découvre à la fois Billie Holiday et le whisky.

En 1963, le débat sur le capitalisme moderne tournant à l’aigre, pas mal partent et dorénavant, le mouvement n’aura plus qu’une voix, celle de Castoriadis qui affirme que les gens se sont repliés sur leur vie privée et qui ne voit donc pas du tout venir Mai 68! De même, par la suite, sa théorie ne prévoira pas le retour d’un capitalisme de combat, impulsé principalement par le capital financier qui ne s’est pas seulement attaqué aux bureaucraties ouvrières mais aussi à la bureaucratie interne des entreprises, et ceci avec un indéniable succès!

Bref, le bilan de Blanchard sur Socialisme ou Barbarie, c’est qu’ils n’étaient rien d’autre qu’une bande de bavards, incapables, politiquement parlant, d’agir.

Guy Debord et l’Internationale situationniste

A l’automne 1959, Daniel Blanchard découvre, dans le courrier de Socialisme ou Barbarie, le numéro 3 de l’Internationale situationniste. Il en est ravi car cette revue vient combler l’attente qu’il avait d’une critique de la société dépassant la sphère de la production et s’attaquant à tous les aspects de la vie. Il écrit à Debord, ils se voient, dérivent ensemble et finissent souvent chez l’artiste et sa compagne, Michèle Bernstein. Leur conversation est libre et blagueuse, ils échangent des idées sur la société telle qu’elle est et telle qu’ils l’imaginent pouvoir être. Blanchard met par écrit, ainsi que cela se faisait beaucoup à l’époque, en une série de thèses numérotées, l’essentiel de leurs échanges. Debord en modifie certaines, en ajoute de nouvelles, puis fait imprimer le tout sous le titre: «Préliminaires pour une définition de l’unité du programme révolutionnaire». Le texte, snobé par les vieux fondateurs de Socialisme ou Barbarie, est plébiscité par les jeunes du mouvement.

Pour Blanchard, Debord n’est pas un homme d’action mais un penseur qui a la hantise du vrai et un artiste qui dénonce le mensonge que notre immersion dans le spectacle nous impose – avec, en premier lieu, la dénégation de la mort; et il dénonce cela par la voie de la nostalgie qui imprègne tous ses films. Blanchard en a vécu lui-même l’expérience lorsque Debord l’a fait figurer avec son amie dans son film Critique de la séparation.

Aujourd’hui, après coup, il juge que Debord a donné à la critique radicale une posture crispée d’aristocrate et a usé d’une parole qui, pour finir, n’exprimait plus que sa déréliction et l’abîme de temps qui le séparait des époques révolutionnaires. A l’aune de ses propres exigences, sa position était difficile à tenir sans tomber dans la parodie ou l’imposture. C’est ce qui est arrivé quand, avec une poignée de fidèles, il s’est retranché en 1968 dans l’Institut pédagogique, rue d’Ulm, en s’auto proclamant «Conseil pour le maintien des occupations». Alors que c’était partout sauf là qu’on luttait pour leur maintien. De même, Blanchard a aussi gardé un souvenir amer des incursions de petits commandos de Situs lançant des poignées de tracts proclamant «Tout le pouvoir aux Conseils ouvriers».

A l’AFP

Après avoir fait un séjour de dix mois dans la Guinée de Sékou Touré, il candidate à l’Agence France-Presse et commence à y travailler en janvier 1962, tous les jours de 18h à minuit au service qui trie et met en forme les informations. Six mois plus tard, il est muté au service des «synthèses» qui travaille lui de minuit à 6h00 du matin.

Une nuit, à l’AFP, Helen Arnold, une ancienne de Socialisme ou Barbarie, d’origine états-unienne, surgit pendant son service et lui déclare qu’elle veut vivre avec lui. Tous les 3 mai, depuis plus de 50 ans à présent, ils fêtent cela.

Murray Bookchin

A Censier, en 1968, Daniel Blanchard et sa compagne rencontrent Murray Bookchin, un activiste et penseur écologiste avec qui ils seront amis jusqu’à sa mort en 2006. Ils iront le rejoindre dans le Vermont, aux Etats-Unis, où ils sont accueillis avec chaleur par sa communauté et où ils découvrent une contre-culture qui ne vise pas à subvertir l’ordre établi, mais juste à vivre en sécession dans les interstices et les marges, dans une société rurale conservatrice mais tolérante. Construction, jardinage, agriculture, poterie, tissage, on voit le tableau.

Dès 1952, Bookchin critique les aliments empoisonnés par l’agriculture chimique, l’urbanisation, la consommation compulsive, la destruction des équilibres naturels. Engagé dans des luttes concrètes, opposé à la construction, sur la côte du New Hampshire, de deux réacteurs nucléaires, il préconise la transformation sociale par le municipalisme libertaire et la démocratie locale. La seconde moitié des années 1980 le voit mettre en question les positions défendues par l'écologie profonde, dont il juge les implications politiques réactionnaires, les années suivantes sont celles d'une prise de distance progressive à l'égard des anarchistes, parmi lesquels son adhésion affirmée à des principes comme le vote majoritaire ou la participation aux élections locales suscite des controverses croissantes. Il a exercé une forte influence sur le mouvement des Verts et, plus étonnant, sur le dirigeant kurde Abdullah Öcalan, influence conduisant le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et le Parti de l'union démocratique (PYD) en Syrie a adopter le confédéralisme démocratique, modèle qui rejette le nationalisme et la prise de pouvoir en tant qu'objectifs du parti.

Imprimeur, éditeur

Rentré du Vermont à Paris en 1973, obéissant à l’injonction libératrice Do it!, décidé à apprendre lui aussi un métier manuel, Blanchard se met en rapport avec un groupe d’apprentis imprimeurs qui viennent de monter un atelier de typographie et d’impression offset.

Un soir, il y fait la connaissance d’un jeune couple, Yfic et Odile, qui, avec Hubert Tonka, un assistant d’Henri Lefebvre, ont décidé d’éditer la revue Utopie dans laquelle écrira Jean Baudrillard. 

Au printemps 1974, Helen et lui décident de publier en France du Murray Bookchin mais l’anarchisme, sans même parler de l’écologie, dont personne ne sait ce que c’est, contrairement au gauchisme, ne se vendant pas, aucune maison d’édition n’en veut. Ils vont s’autoproduire et un de leurs camarades ayant ouvert la librairie Parallèles aux Halles, librairie qui deviendra légendaire,  accepte avec enthousiasme de s’associer à leur projet. La brochure est imprimée en vert sur du papier jaune. Parallèles en vend des dizaines et des dizaines d’exemplaires! Apprenant cela, l’éditeur Christian Bourgois leur écrit. Ils vont le voir et il leur demande de concevoir un volume de choix de textes de Bookchin.

Le bilan

Lui et ses amis, dit-il, ont scruté et exploré l’irrationalité radicale de la domination, ont suivi le cours de la crise et ses mutations  économiques, politiques, et, pour finir, écologiques, toute leur vie. 

Margaret Thatcher en 1979, Roland Reagan en 1981, avec leur virage néo-libéral, ont appauvri les pauvres et enrichi les riches en assujettissant au marché toutes les activités humaines. L’exploitation des ressources naturelles a pris un tour démentiel. Si d’amples mouvements ont continué à secouer la vie publique, ils ne puisent plus leur énergie dans la lutte des classes mais dans une injustice ressentie par telle ou telle composante de la population, comme le mouvement des femmes ou celui des minorités sexuelles. Black Lives Matter a mobilisé des millions de participants sans que la vie d’un Noir apparemment compte davantage. De même, pour les Gilets jaunes exprimant eux aussi ce sentiment d’être méprisés et discriminés.

Pour les habitants des régions tempérées, les conséquences des empoisonnements écologiques se manifestaient ailleurs. Et voilà qu’à présent la catastrophe climatique les atteint – inondations, gigantesques incendies de forêts et pour finir un virus échappé d’un laboratoire chinois – on enferme chez eux des centaines de millions d’individus qui ne produisent plus qu’au ralenti, qui ne consomment plus, ne se rencontrent et ne se découvrent plus les uns les autres. D’un coup, toutes ces crises abstraites se projettent dans le champ du réel.

La solution

La solution de Daniel Blanchard: traiter la nature avec attention, sensualité, se libérer de la mauvaise conscience puritaine qui afflige les origines de l’écologie. Retrouver ce qu’il a vécu, enfant, à Herbez, hameau de la vallée de l’Ubaye, ce refuge du printemps 1944, l’hospitalité généreuse et discrète de la famille qui les accueillait, le soin avec lequel y était cultivé, moissonné gerbe à gerbe le carré de blé qui fournissait le pain de l’année, le carré de patates, pour les humains et les cochons, le potager, le verger, l’observation attentive des besoins de chaque plante, de chaque arbre, de chaque chèvre ou brebis. Oui, pour lui, le réel, l’essentiel, est et reste son rapport à sa compagne Helen, une conversation sincère avec un ami, la splendeur des montagnes.


«La Vie sur les crêtes», Daniel Blanchard, Editions du Sandre, 224 pages.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@Chemite 12.05.2023 | 11h22

«Merde pour "sa life"!»


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