Culture / Comment les éditeurs romands ont-ils résisté au coronavirus?
Il faut de l’idéalisme, voire un brin de folie, pour se lancer dans l’édition en Suisse romande. C'est un métier de funambule où l’on se bat sans cesse pour maintenir la ligne de flottaison, où l’on se démène sans compter pour gagner très peu d'argent. Ils sont pourtant nombreux à relever le défi et rien ou presque ne parvient à les décourager. Pas même une pandémie. Enquête auprès de dix éditeurs romands.
Quand on leur demande ce qui les a incités à se lancer dans l’édition, on obtient des réponses teintées de lyrisme. Alexandre Regad, des Editions Encre fraîche fondées en 2004, parle de «l’émerveillement de tomber sur un manuscrit qui bouleverse nos certitudes». Alexandre Correa, des Editions Torticolis et frères fondées en 2011, évoque «le plaisir d'être confronté à des textes vierges de tout regard, de tout jugement et de toute valeur extérieure». Mais ce sont les mots amour et passion qui jaillissent le plus souvent, par exemple chez Marilyn Stellini des Editions Kadaline (2019), Francis Niquille des Editions Montsalvens (2016), Lia Rosso des Editions Rosso (fin 2014) ou Michel Moret, des Editions de l’Aire (1978), qui assure «aimer les humains, en dépit des apparences».
De petites structures
A l’exception notamment de Favre (1971) et Slatkine (1962), la plupart des maison d'édition romandes sont de toutes petites structures qui n’emploient qu’une à trois personnes à temps partiel ou fonctionnent en mode associatif et recourent à des partenaires externes en grande partie bénévoles. Alors que les petits éditeurs publient entre trois et dix-huit livres par année, les Editions Favre affichent une moyenne annuelle de trente ouvrages, tous genres confondus, les Editions de l’Aire en publient quarante et les Editions Slatkine deux cents. C’est dire si leurs réalités économiques divergent.
Ceux qui ont ressenti le moins violemment l’impact du coronavirus se situent aux deux extrémités de ce classement par nombre de titres. Yvan Slatkine a certes accusé une chute brutale du chiffre d’affaires pendant les six semaines du semi-confinement, mais le programme éditorial n’a pas été affecté et la reprise constatée depuis le 11 mai lui donne à penser que la crise pourra être passée et digérée. Quant aux faux frères Torticoli, ils ne constatent aucun impact au niveau des chiffres, mais déplorent la mise en place d’une «dictature hygiéniste avec l’accord tacite de tous et de mesures qui remplacent les gestes humains par des procédures strictes». Francis Niquille, des Editions Monsalvens, affirme avoir réussi à tirer son épingle du jeu en se réinventant. Les commandes en ligne et événements organisés auraient compensé la chute des ventes. Les autres ont accusé le coup plus durement. Si les Editions Encre fraîche déplorent également des reports d’échéances, Michel Moret de l’Aire chiffre les pertes découlant des trois mois de fermeture des librairies à 25 %, et Carine Rousseau de Plaisir de lire (1923) les estime à 50 % sur l’année. Jean-Claude Piguet des Editions Mon Village (1955) évoque la difficulté de relancer après le confinement les livres dont la promotion a été interrompue en même temps que les autres activités (par exemple Pellaud le Nigaud d’Eric Felley). La sélection des manuscrits a pris du retard en raison de la suppression de plusieurs séances de comité et la diffusion des ouvrages en France a été interrompue pendant plusieurs mois.
Enfin, Bernard Campiche, à la tête des Editions du même nom (1986), s’indigne du sort que Swissculture a réservé à ses demandes: «De vrais flics qui ne vont même pas chercher leur courrier recommandé». Il admet toutefois avoir bénéficié d’un prêt Covid très rapide d'environ 20 000 francs et de l’assurance perte de gain jusqu’au 17 septembre. Les autres n’ont reçu aucune aide supplémentaire des pouvoirs publics, si ce n’est le chômage partiel pour Slaktine et Plaisir de lire, «ce qui ne fait pas grande différence avec les période hors confinement», souligne Alexandre Correa.
Touchés par la fermeture des librairies
Les dix éditeurs qui ont pris la peine de répondre à ce petit sondage ont été très touchés par la fermeture des librairies et l’annulation des événements de promotion. Beaucoup regrettent aussi la suppression des événements tels que balades, lectures publiques et dédicaces. Quant à l’annulation des salons, elle ne s’est guère répercutée sur l’état de leurs finances, ceux-ci étant, selon Michel Moret, «des sources d’appauvrissement pour les éditeurs, à l’exception de celui de Morges». Elle a plutôt entraîné une perte de visibilité et empêché de nouer des contacts.
Malgré tout, la plupart des éditeurs interrogés ne s’inquiètent pas trop pour leur survie économique et ce, pour des raisons très diverses: ils sont seuls à bord, proche de la retraite ou habitués à composer avec la menace permanente d’une faillite. Certains jouissent d’une assise assez solide, d’autres misent sur le bénévolat. Francis Niquille considère même la crise comme un défi propre à stimuler la créativité. «La Covid est un caillou dans notre soulier, mais la marche continue stoïquement», résume Michel Moret.
Jean-Claude Piguet relève toutefois que la menace serait réelle si la situation devait perdurer encore longtemps et Marilyn Stellini rappelle que tout démarrage d’entreprise est déjà un défi en soi: «La situation actuelle rend les choses encore plus compliquées».
Si Bernard Campiche se montre très pessimiste, Francis Niquille envisage pour sa part l’avenir avec sérénité, avec des projets plein la tête. Entre ces deux extrêmes, toutes les variantes de gris: Marilyn Stellini prévoit de réduire la voilure et Jean-Claude Piguet de ne plus publier d’auteurs français pour des raisons que la pandémie a aggravées. Carine Rousseau estime la littérature suisse plus touchée que la littérature française et compte sur le soutien des libraires, ainsi que des lecteurs. Alexandre Regard se dit convaincu que le public partage sa frustration des événements annulés et n’attend que l’occasion de se rattraper. Lia Rosso se dit prête à s’adapter pour aller de l’avant. Quant à Yvan Slatkine, il estime que la crise a remis le livre à sa juste place: «Le public, privé de loisirs, peut se rabattre sur la lecture».
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