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Culture / Carrément bon!


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James Holin ou le renouveau du roman populaire? Caustique, étonnant, à mi-chemin entre la déconnade illuminée de l’Israélien Etgar Keret et un Romain Gary en devenir, un auteur à découvrir et à suivre pour son verbe enlevé et sa lucidité.



Qui est James Holin pour raconter avec autant de verve et d’aplomb le monde surréaliste de la Balanklavie, autre nom de l’ex-Yougoslavie? C’est dans ce pays imaginaire que se situe l’action de son surprenant Carrément à l’Est. Une allusion à ce point directe à l’ancienne république populaire de Tito, plongée dans une guerre fratricide à la sortie du communisme, laisse soupçonner une expérience personnelle de l’auteur sur le terrain. Pendant notre entretien, James Holin se défile habilement, ne livre aucun détail, évoque de façon évasive une mission en Bosnie, dans les années 2000. Inutile d’insister, droit de réserve oblige: «Mais si vous l’écrivez, je passerai pour un agent secret! D’ailleurs, ce serait pas mal…» Amusé, il nous confesse son goût immodéré pour le turbo-folk, un genre originaire des Balkans, mariant des accents de la musique traditionnelle de la région avec des synthétiseurs de dernière génération. On dirait que Carrément à l’Est suit son tempo endiablé. Mais il y a une autre musique encore, plus difficile à entendre.

Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature, en a admirablement parlé dans Les Cercueils en zinc, un document bouleversant sur la guerre en Afghanistan vue par les soldats soviétiques. Un d’entre eux a ainsi résumé sa mission: «Quand j’y suis allé, j’avais trente ans. Là-bas, j’ai senti ce qu’est la vie. J’y ai passé les meilleures années de mon existence, je peux vous le dire. Ici notre vie est terne, mesquine: boulot-maison, maison-boulot… Là-bas, nous avons tout éprouvé, tout connu.» Holin insuffle la même nostalgie amère à son narrateur, de retour au pays. Si on s’abstient de dire «de retour chez lui», c’est parce que plus rien ne lui y est familier: «Le boulevard Richard-Lenoir, c’est Sniper Avenue. Des petites putes de cadres moyens qui dissimulent la schlague derrière leur sourire, des retraités obsédés par leur taux de cholestérol, des commerciaux à indicateur de résultats, des bobos mal lavés qui marchandent leurs cadeaux de Noël, tous ces sales petits hypocrites qui ont chialé devant les images du 20-heures et qui maintenant me tirent dessus depuis leurs intérieurs chafouins à la lunette infrarouge. Il paraît que je ne suis pas adapté.» Un sentiment largement répandu chez ceux qui essaient de se réintégrer à notre société pacifiée après un séjour au cœur des ténèbres. James Holin, ou plutôt l’homme qui se cache derrière le pseudonyme, n’a rien d’un traumatisé. Ce grand barbu de 47 ans semble, au contraire, vivre protégé par un gilet pare-balles contre la médiocrité de notre époque et les combats qui l’animent. «Mieux vaut en rire», pourrait être sa devise. Quand toutefois la continuelle pitrerie à laquelle il se livre montre ses failles et ses limites, c’est en compagnie de Fernandel, de Pagnol, ou encore de Gérard Philippe, qu’il cherche à se remonter le moral.

Un roman d'après-guerre

Précisons que Carrément à l’Est n’est pas un roman de guerre, mais de l’après-guerre. Son héros n’est pas un soldat ou un mercenaire, mais un agent de l’YCQF, une kafkaïenne organisation internationale aux traits vaguement onusiens, chargée de reconstruire la Balanklavie. Un des meilleurs passages du livre décrit la présentation, par le Haut Représentant, de la nouvelle constitution destinée au peuple balanklave: «Chaque village, chaque quartier, chaque immeuble aura sa petite assemblée, son espace de dialogue participatif rien qu’à lui avec son exécutif rémunéré. Dans le Cosmo-World, tout est consensus permanent, aucune mesure au nom d’une légitimité quelconque.» Le narrateur le note, comme toutes les décisions absurdes auxquelles la Balanklavie doit se plier, sans s’en formaliser. Ce qui le porte, c’est l’aventure humaine: amitiés, rencontres, courage des civils et détermination de ceux qui, tel Emir, cherchent les leurs perdus pendant le conflit. Des femmes s’attardent parfois dans sa piaule, même si leur objectif les incitent plutôt à aller vite dans la besogne sentimentale: «Ça fait des mois que Tamara recherche un International pour mettre des bas en soie et se barrer en aller simple le plus loin possible du village enchanté. Elle s’est déjà tapé des tonnes de connards à promesses, des sauveurs à l’alliance savonnée qui se cassent au petit matin, le zimbrek entre les jambes, soulevant leur valise à roulettes pour ne pas réveiller l’amour de leur vie…» Du reste, la lucidité du narrateur ne l’empêche pas de s’abandonner aux joies furtives de l’existence.

Un personnage inspiré par le professeur Raoult?

James Holin semble fonctionner selon le même principe. Interrogé sur son travail en cours, il évoque trois romans d’affilée, tous encadrés par des circonstances loufoques, peuplés de personnages improbables, et destinés à dévoiler le tragique embusqué au plus profond de la connerie humaine. Il y a en lui autant de sévérité à l’encontre du prochain que d’indulgence, autant de scepticisme que d’enthousiasme. Entre deux accès de fou-rire, il nous parle de la fascination qu’exerce sur lui le professeur Raoult. Hésitant à le prendre au sérieux, on parie cependant bientôt reconnaître le profil du scientifique dans un des livres à venir. Il y a quelque chose d’infiniment jeune chez Holin, à la limite d’enfantin, et qui lui permet d’oublier le frein: une sensibilité allergique à l’injustice, une certaine agitation intérieure, un empressement à vivre, à écrire, à défendre sa place au soleil. Sans prétention à convoiter le prix Goncourt, Holin se dit admiratif de Gary et de Simenon, de Pagnol et de Balzac, ses auteurs-fétiches pour qui le succès auprès du lectorat prévalait sur les plus belles récompenses littéraires. Et si le renouveau de la littérature populaire de qualité, celle qu’on n’a pas honte de lire à nos heures perdues, passait par cet auteur, qui, à minima, mérite notre confiance?

Une fois trouvée, la maturité devrait lui permettre de ralentir le rythme pour s’octroyer le temps nécessaire pour habiter plus longuement ses récits et donner plus de chair à ses personnages. Il s’en rapproche. Dans L’Etoile du Berger, une nouvelle − genre injustement négligé en dehors du monde anglo-saxon − incluse dans le même volume que Carrément à l’Est, la densité et la tonalité sont tout autres. Une quinzaine d’années sépare l’écriture des deux titres. Au héros sans nom de la Balanklavie succède Werner Döblin, inspecteur à la police judiciaire du Troisième Reich, détaché contre son gré au bureau parisien de la Gestapo. Un lâche, une crapule, un brave bonhomme, pris dans l’étau des passions tristes de son époque? James Holin le laisse s’échapper sans le juger. Et nous incite à faire de même, en décrivant les aléas moralement inabordables de l’Histoire. Une suggestion à retenir par ces temps où on déboulonne les statues avec une rage vengeresse.


James Holin, Carrément à l’Est, Editions AO-André Odemar, 2019, 200 pages

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