Culture / Sabine Gisiger: «C'est un film qui parle de nos représentations mentales»
La crise migratoire s'invite à nouveau sur nos écrans dans «Bienvenue en Suisse» de Sabine Gisiger. Sauf que cette fois, il s'agit surtout de nous-mêmes, Helvètes plus ou moins inquiets, à travers l'histoire édifiante de la commune «rebelle» d'Oberwil-Lieli en Argovie.
Les réfugiés sont déjà de retour! Après le bien balancé Eldorado de Markus Imhoof et la magnifique fiction Fortuna de Germinal Roaux, sans oublier le Human Flow d'Ai Weiwei, voici déjà une nouvelle contribution suisse signée Sabine Gisiger: Bienvenue en Suisse, ou plutôt Willkommen in der Schweiz, histoire de ne pas confondre avec une fameuse comédie de 2004 signée Léa Fazer. Stop, n'en jetez plus? En fait, le sujet-phare de l'heure permet les approches les plus diverses et la Zurichoise le prouve encore une fois. Plutôt que de tourner ses caméras vers les migrants, elle s'est intéressée à nous, citoyens suisses plus ou moins inquiets, ouverts ou fermés, comme l'a rappelé en 2014 l'acceptation de l'initiative populaire de l'UDC «Contre l'immigration de masse». Un an plus tard, elle commence à suivre l'affaire très médiatisée de la commune argovienne d'Oberwil-Lieli, qui préfère payer une amende de 290'000 francs plutôt que d'avoir à accueillir dix réfugiés sur son territoire. Un véritable laboratoire pour tout le pays, que cette cinéaste chevronnée (Gambit, Guru, Yalom's Cure) s'est efforcée de restituer avec une neutralité toute helvétique, non sans une pointe d'ironie. Rencontre avec une quinquagénaire combative, qui se doute bien que son film sera particulièrement difficile à vendre en Suisse romande...
Quand et comment avez-vous décidé de vous lancer dans un film sur cette crise migratoire qui déchire la Suisse et l'Europe?
C'était en 2015, quand on a tous été bouleversés par ces images de barques de fortune en Méditerranée et de colonnes humaines à travers les Balkans. Sortant d'un film sur Friedrich Dürrenmatt, je me suis alors dit que sa prédiction d'un point de rupture provoqué par la séparation entre riches et pauvres dans le monde était en train de se réaliser. Comme tant d'autres, j'ai d'abord essayé d'y répondre en participant à des collectes de dons. Puis une amie, la productrice Karin Koch de Dschoint Ventschr, m'a rappelé que je ferais peut-être mieux d'utiliser ce que je sais faire: un documentaire. J'ai alors décidé de repousser un autre projet et je me suis intéressée au cas d'Oberwil-Lieli près de Zurich. Une commune avec l'un des pourcentages de millionnaires les plus élevés du pays et que son maire Andreas Glarner, un UDC encore inconnu sur la scène nationale, voulait ériger en exemple de résistance contre la politique d'asile suisse. Il a même fait démolir un bâtiment laissé vide pour ne pas avoir à y placer les réfugiés assignés par les autorités cantonales! Que 30% de mes concitoyens partagent cette façon de penser m'a fait terriblement honte et j'ai décidé d'aller voir ça de plus près.
Vous avez commencé à tourner avant d'avoir bien posé les contours de votre projet?
Oui. J'ai demandé à interviewer Glarner et il a accepté. Puis il m'a invitée à assister à un débat communal où une jeune étudiante, Johanna Gündel, s'est soudain levée en opposition. Avec la polémique personnifiée par ces deux-là, je tenais mon sujet. Tout naturellement, s'est encore ajoutée Susanne Hochuli, la conseillère d'Etat écologiste responsable de la répartition des réfugiés et contre laquelle Glarner ne cessait de pester. Au contraire d'autres communes, il a même refusé qu'elle vienne dans la sienne pour débattre de la mesure...
Très tôt, des considérations d'ordre religieux font aussi leur apparition...
Comme beaucoup d'autres, Glarner se réclame de valeurs chrétiennes. Mais chez lui s'ajoute cette vision catastrophiste d'une islamisation accélérée de l'Europe – qui n'a rien à voir avec les chiffres réels et encore moins avec les gens. Du coup, il ne semble percevoir aucune contradiction entre sa position et les valeurs qu'il prétend défendre! Ces mêmes valeurs inspirent heureusement d'autres attitudes et actions, comme on peut aussi le voir.
La peur de l'étranger comporte une bonne part d'irrationnel. Plus on les côtoie et plus on a tendance à se montrer ouvert?
C'est mon constat. Johanna Gündel est la fille d'un paysan bio qui emploie des migrants – il a d'ailleurs été puni récemment par une amende salée. Susanne Hochuli a été sensibilisée par sa propre mère qui a accueilli des réfugiés chez eux et du coup s'intéresse aux problèmes concrets de l'intégration plutôt qu'aux préjugés de droite ou de gauche. En règle générale, les villages qui n'en ont jamais vu sont les plus radicalement opposés à l'accueil de réfugiés. Preuve qu'il s'agit énormément de représentations mentales – de notre image d'eux mais aussi de notre pays. C'est sans doute là le véritable sujet de mon film.
Certains trouvent qu'il met met trop en avant le point de vue de l'UDC...
Je sais. Pas mal de gens de gauche auraient sans doute préféré une sorte de pamphlet, mais ce n'était pas mon objectif. Pour inviter à débattre, il faut qu'on écoute vraiment les idées de la partie adverse, pas qu'on les ignore. J'avais averti d'emblée Glarner que je n'étais absolument pas d'accord avec lui. Mais je lui ai aussi promis que je chercherais à le comprendre. Chacun des protagonistes a d'ailleurs eu un droit de regard sur la façon dont il était représenté dans le film. Et quand je leur ai soumis mon premier montage, aucun n'a eu d'objection. Comme je l'avais prévu, ils ont apprécié leurs propres interventions et détesté celles de l'autre camp! De mon côté, j'ai cherché à respecter un certain équilibre pour montrer les choses dans leur complexité.
C'est aussi la raison de vos brefs rappels historiques?
Bien sûr, car la crise actuelle n'est pas vraiment nouvelle. Il s'agit d'une question récurrente pour la Suisse, comme le rappellent ces extraits d'archives. En 1939, à l'occasion de l’exposition nationale et alors que le pays accueille surtout des opposants allemands au nazisme, il s'agit de vanter notre tradition humanitaire. Mais en 1942, lorsqu'on ferme nos frontières devant les réfugiés juifs, on voit bien la fragilité de ce principe. Puis en 1950, lors de l'exode massif de gens fuyant le communisme, c'est le nombre de 14 millions de réfugiés qui a retenu mon attention ainsi que la crainte qu'une politique de fermeture se retourne contre nous. En 1970, James Schwarzenbach, avec son initiative xénophobe, m'a semblé avoir des accents proches de ceux Glarner. Enfin, Simonetta Sommaruga rappelle que la Suisse n'a déjà pas fait grand-chose pour l'intégration des tous ces travailleurs venus du sud de l'Europe rassemblés dans des «pavillons»...
Le film est aussi ponctué de simples vues du village, soi-disant «perle du Mutschellen». Des images qui parlent d'elles-même...
Ah, et qu'est-ce que vous y avez lu?
Avec toutes ces grues et ces constructions récentes, ça n'a plus du tout l'air d'un village traditionnel mais ressemble plutôt à n'importe quelle commune-dortoir en périphérie d'une métropole...
Il s'agit bien de cela! Toujours plus de millionnaires sont venus construire là leurs grosses villas bien fermées, l'activité agricole s'est effacée devant l'essor de l'agro-industrie. Arrivé en 1991, l'entrepreneur Glarner a fondé deux entreprises, la plus récente spécialisée dans le matériel à l'intention du 3e âge... Bref, le village ne ressemble plus du tout à la Suisse idéalisée que vend encore et toujours l'UDC! Ce ne sont pas les étrangers qui font disparaître notre culture traditionnelle, mais bien tout notre système économique.
Et les quelques pauses musicales qui ponctuent le film?
Comme je raconte une sorte de parabole sans fin heureuse, j'ai cherché des solutions du côté de la dramaturgie grecque. Ces deux choeurs mixtes, qui réunissent des Suisses et des réfugiés pour interpréter des chansons de différentes cultures proposent donc une sorte de catharsis, peut-être même un espoir. Ce sont des moments pour réfléchir, favoriser l'introspection – du moins c'était l'idée...
La fin de l'affaire est assez ironique et typiquement suisse...
Comment nous avons tendance à nous racheter une bonne conscience, oui. Entre l'afflux de dons pour soutenir une ONG active en Grèce, l'accueil d'une famille syrienne, mais chrétienne, et le financement de quelques autres réfugiés installés dans une commune voisine, Oberwil-Lieli a fait très fort!
Lancé à Locarno l'an dernier, comment le film a-t-il été reçu?
Plutôt bien, même si les réactions sont mitigées. A l'arrivée, j'ai l'impression qu'il remplit bien sa fonction. En plus de nombreuses séances en soirée, je l'ai déjà présenté à 2000 jeunes dans les écoles, y compris dans des régions dominées par l'UDC, et à chaque fois il a suscité d'excellents débats. Il n'a comptabilisé que 7000 entrées en Suisse allemande, mais la période est difficile pour tous. Même avec le double, Eldorado de Markus Imhoof n'a fait qu'une fraction du résultat de son film précédent sur les abeilles, More Than Honey! Certains ne voulaient tout simplement plus entendre parler de cette affaire qui avait été très médiatisée. Alors je me dis que je travaille aussi pour la postérité. Un bon documentaire doit témoigner de son temps, comme Siamo italiani d'Alexander Seiler, qui n'avait eu aucun succès avant de devenir LE classique sur la question des travailleurs saisonniers de l'après-guerre.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@Astoria 17.06.2018 | 08h39
«Ce film a l’air très intéressant, j’e Avoir l’occasion de le voir en France
Il me rappelle un souvenir d’une amie qui vivait dans la banlieue de Zurich Schlieren , je crois, qui était atteinte de sclérose en plaques -décédée aujourd’hui
Comme elle restait allongée toute la journée, sa voisine faisait force de remarques sur la fainéantise
Les fantasmes sur l’Autre ne sont pas forcément bienveillants
»