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Culture / Brûler un livre pour qu'il renaisse?


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Démiurge à la barbe fleurie, Gaston Bachelard a fait surgir des étincelles en frottant, l’un avec (et non contre) l’autre, l’art poétique et la démarche scientifique. Une exposition d’art lui est consacrée à Paris. Parmi les exposants une artiste lance un défi scandaleux: brûler un livre.



Sous le titre «Bachelard Contemporain» La Fab expose actuellement les œuvres de 21 artistes à l’occasion du 60ème anniversaire de la mort du philosophe, décédé le 16 octobre 1962 à l’âge de 78 ans.

Pour sortir tout le jus des quatre éléments de la nature, Gaston Bachelard mobilise l’«imagination matérielle» qui s’exprime par la rêverie. A ne pas confondre avec la rêvasserie, ni avec le rêve comme l’explique le poète et scientifique dans sa Psychanalyse du Feu (Gallimard-Folio Essai): «Le rêve chemine linéairement, oubliant son chemin en courant. La rêverie travaille en étoile. Elle revient en son centre pour lancer de nouveaux rayons.»

La machine à rêverie tourne à plein régime

Dans le sillage de Bachelard, les artistes exposés ont donc eux aussi fait tourner leur machine à rêverie. Comme souvent avec les installations, le regardeur ne peut se départir d’une certaine frustration: les agencements exposés ne correspondent pas forcément à ce que le regardeur attend lorsque Bachelard est évoqué. Ou alors, c’est leur caractère trop capillotracté qui agace.

L’une des exposantes tranche par la radicalité de sa démarche: Isabelle Bonté-Hessed2. Le regardeur est alors partagé entre la profonde admiration devant une artiste qui a mis au jour un aspect bien vivant de l’œuvre bachelardienne et la furieuse envie de l’étrangler. Sur le plan virtuel uniquement, rassurez-vous.

L'ai-je bien brûlé?

Isabelle Bonté-Hessed2 a donc brûlé un exemplaire de La Psychanalyse du Feu. Ou, pour être plus conforme à son propos, elle lui a fait regagner son feu initial. Puis l’artiste a recueilli les cendres pour les glisser dans de la paraffine contenue par un cercle à broder. Ce sont ces sortes de disques qui figurent dans l’exposition de La Fab.

Cette installation est accompagnée d’un mince livret contenant la correspondance d’Isabelle Bonté-Hessed2 avec Gaston Bachelard. Correspondance à sens unique puisque le philosophe est décédé trois ans avant que naisse l’artiste!

Mais elle a pallié ce léger contretemps en puisant dans les œuvres de Bachelard les réponses qu’il aurait pu lui faire. Œuvres que, visiblement, Isabelle Bonté-Hessed2 connaît fort bien par ses études à la Sorbonne où elle a eu comme professeur d’épistémologie Suzanne Bachelard, la fille du philopoète.

«J’ai brûlé votre livre»

Isabelle Bonté-Hessed2 n’a pas cramé le livre comme ça, sans autre forme de procès. Dans son livret, elle détaille ce processus en s’adressant à «son» Gaston Bachelard:

«Alors j’ai brûlé votre livre.

Je l’ai brûlé rituellement, chaque soir, page après page, jusqu’à épuisement du livre.

Cela m’a pris 78 nuits.

J’ai brûlé chaque page après une lecture à voix haute de celle-ci, à la lumière d’une bougie.

C’est ceci que je voulais partager avec vous.

Cela a donné une œuvre: chaque page brûlée ressemblant à un petit tableau.»

Paradoxe qui n’est qu’apparent, en réduisant en cendres un exemplaire de La Psychanalyse du Feu Isabelle Bonté-Hessed2 a permis à ce livre de vivre le sort d’une des images les plus archétypales, soit le Phénix, oiseau légendaire qui renaît sans cesse de ses cendres.

Le chant du signe

Lumineuse synchronicité, c’est dans son ultime ouvrage (paru aux PUF, établissement du texte, avant-propos et notes par sa fille Suzanne Bachelard) resté inachevé par son trépas – Fragments d’une poétique du feu – que Gaston Bachelard évoque longuement ce symbole universel du cycle mort-vie: «Rappelons d’abord que le Phénix est un être d’univers. Il est seul. Il est maître des instants magiques de la vie et de la mort, étrange synthèse des grandes images du nid et du bûcher. Il atteint sa plus grande gloire dans l’embrasement final de son bûcher. Comme titre de l’image suprême il faudrait choisir: le triomphe par la mort.»

Le Phénix est souvent associé à une antique devise Perit ut Vivat (il meurt pour vivre) qui figure encore aujourd’hui dans certaines traditions maçonniques.

Pour Bachelard, le Phénix représente un autre triomphe – intimement lié au «triomphe par la mort» –, celui «du langage sublimé».

Et c’est par la chaleur et la sublimation qu’un état solide se mue en état gazeux. Le passage par le feu et par la mort permet donc un changement d’état. Dans le silence de ses flammes, le Phénix nous dit beaucoup de choses; sans doute l’essentiel.

Un acte qui a du sens et pourtant...

Dès lors, brûler un exemplaire de La Psychanalyse du Feu n’apparaît plus comme l’acte arbitraire d’un artiste contemporain qui fait son kéké sur la route sans issue de Marcel Duchamp. 

L’action d’Isabelle Bonté-Hessed2 a du sens en mettant en scène l’approche poétique développée par Gaston Bachelard du «phénomène vie».

Pourtant, il était évoqué plus haut la furieuse envie d’étrangler l’artiste qui saisirait le regardeur. 

Ce sentiment de révolte est né d’une lacune. Dans la documentation fournie, je n’ai lu aucune allusion aux autodafés ou incinérations publiques de livres commises le plus souvent par les pouvoirs totalitaires.

Les cicatrices du brûlement de bouquins par les nazis restent scarifiées en nos mémoires vives. C’est en jetant des livres au feu, lors de cérémonies de forme rituélique, que les SA et les SS ont préparé un autre Holocauste, de chair et de sang celui-là.

Jouer avec le feu mais pas sans règle

Certes, la cérémonie du feu initiée par Isabelle Bonté-Hessed2 visait le but opposé: faire renaître un livre par son feu alors que les nazis voulaient anéantir toutes pensées autres que leur idéologie. Elle poursuit une œuvre de vie et non de mort. Ou plutôt la mort, dans le contexte tramé par l’artiste, devient un passage de la vie.

Certes, mais alors pourquoi ne pas l’avoir dit, d’une manière ou d’une autre? Car lorsqu’on voit un livre brûler, même pour une cause non-mortifère, aussitôt surgissent à l’esprit les scènes incendiaires des nazis le 10 mai 1933 à l’Opernplatz de Berlin et dans vingt-et-une autres villes allemandes.

Le feu est double rappelle Gaston Bachelard dans La Psychanalyse du Feu: «Parmi tous les phénomènes, il est vraiment le seul qui puisse recevoir aussi nettement les deux valorisations contraires: le bien et le mal. Il brille au Paradis. Il brûle à l’Enfer.»

On peut jouer avec le feu. Il ne demande que cela. A la condition de respecter certaines règles.


Le feu est récurrent en poésie. Il en est à la fois la cause et l’effet. Il se tapit sous la braise – comme aujourd’hui, période sourde aux poètes – pour ressurgir en flammes vives, un beau matin. 

Le feu brûle souvent chez Aragon, le jeune et le vieux, le surréaliste et le communiste. Hélène Martin a magistralement mis en chanson ce poème intitulé «Le Feu» qui figure dans le recueil Voyage de Hollande (Editions Seghers).


«Bachelard Contemporain» se déroule actuellement jusqu’au 30 avril 2023 à La Fab-Centre d’Art Agnès B, place Jean-Michel Basquiat à Paris XIIIe arrondissement (proximité Bibliothèque François Mitterrand). Horaires: de mercredi à samedi,11h.-19h.; dimanche, 14h-19h.

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