Culture / Au pays des tueries de masse
Neuf ans après sa comédie ravageuse «Les Nouveaux sauvages», l'Argentin Damián Szifron refait surface aux Etats-Unis avec «Misanthrope», un des premiers films à affronter le sujet des tueries qui ensanglantent régulièrement le pays. Un thriller d'apparence ambitieuse qui se dégonfle hélas à force de maladresses.
Rien à faire, Hollywood continue d'attirer les cinéastes du monde entier tel un aimant irrésistible. Il est pourtant loin l'âge d'or qui permettait aux exilés, par leur nombre et leur culture, de tirer le cinéma américain vers le haut. Aujourd'hui, c'est chacun pour soi, souvent appâté par la course à l'Oscar du meilleur film étranger, puis en règle générale piteusement défait par la logique du box office. Pour l'Argentin Damián Szifron, le bilan est particulièrement amer: après avoir épaté le festival de Cannes avec son troisième opus, le grinçant film à sketches Les Nouveaux sauvages (Relatos salvajes), finaliste aux Oscars 2015, il a dû ronger son frein pendant de longues années pour voir son film suivant, réalisé aux Etats-Unis, sortir sans gloire... à la veille de Cannes. Mais aussi décevant soit-il, Misanthrope (retitré To Catch a Killer aux Etats-Unis) reste un film intéressant.
Il y a d'abord ce titre, qui résonne d'emblée fortement. Dans une grande ville américaine qui célèbre le Nouvel An, les fêtards d'une penthouse party au sommet d'un immeuble sont pris pour cible par un sniper. Plans d'hélico nocturnes, feux d'artifice dans le ciel, centaine de personnes qui s'agitent au son d'une musique techno, et soudain, des balles qui claquent et des corps qui s'affaissent. Bilan: 29 morts. Mais qui donc peut en vouloir à ce point à ses congénères pour agir de la sorte? Dans des Etats-Unis de plus en plus régulièrement endeuillés par des massacres insensés, la question posée par cette entrée en matière fait mouche.
Malgré les vagues passées des films de tueurs en série ou de terroristes étrangers, le cinéma et la télévision américains, en général si prompts à dégainer, tardent encore à s'emparer de ce sujet. C'est à peine si on se souvient d'Elephant de Gus Van Sant (2003), qui transformait une tuerie dans une école en un exercice formaliste de haut vol. Pas très fun et entertaining, il faut bien l'avouer. Pire, cela pourrait forcer les spectateurs à se poser certaines questions non plus seulement d'ordre psycho-théologique (la folie, le mal) mais d'ordre socio-politique (les laissés-pour-compte, les armes). Bravo donc à FilmNation Entertainment, l'une des rares grandes compagnies de production à soutenir encore un cinéma d'auteurs, pour être entrée en matière.
Clichés contre avancées
C'est peu après que ça commence à se gâter. Nous sommes à Baltimore et la première arrivée sur les lieux est Eleanor Falco (Shailene Woodley), une jeune agente de police qui patrouillait dans les parages. A peine un expert en balistique a-t-il établi d'où venaient les tirs qu'un appartement du gratte-ciel d'en face explose et Eleanor s'élance à nouveau. Au manque de plausibilité de sa présence s'ajoute bientôt le fait qu'elle est repérée par l'enquêteur en chef du FBI Geoffrey Lammark (Ben Mendelsohn) qui, intrigué, décide la garder auprès de lui. Malgré la présence d'un co-scénariste américain pour le seconder, on a déjà compris que Damián Szifron n'est pas David Simon, l'auteur de la série de The Wire, et que le souci de réalisme ne sera que très relatif.
A partir de là, c'est une valse-hésitation entre des clichés de «drame procédural» mal digérés et des idées de cinéaste qui se voudrait «progressiste». D'un côté les éternelles discussions menées au pas de charge, l'Afro-américain de service en renfort et les supérieurs qui viennent mettre des bâtons dans les roues à la fine équipe; de l'autre l'avertissement d'Eleanor qu'elle ne cherche pas de relation intime, la découverte que son nouveau patron est marié à un homme et des recherches dans une décharge qui montrent que le tri écologique est peu appliqué. Lammark a senti chez Eleanor une faille personnelle qui fait d'elle une limière d'exception? Merci Le Silence des agneaux! Elle n'en sèche pas moins face à un trio de suspects, les ouvriers chargés de la remise en état de l'appartement détruit par l'explosion, exploités par un entrepreneur peu regardant.
Modèle visé, cible manquée
Après une surréaction des forces de l'ordre qui coûte la vie à un adolescent puis un deuxième massacre dans un centre commercial, on se dit que les auteurs sont partis pour un catalogue bien senti des maux de la société américaine. Mais pas tant que ça, en fait. La visite chez un armurier fait pschitt, la pression médiatique sur les autorités ne paraît guère convaincante, le passage par des abattoirs ne génère pas d'images mémorables. Etrangement, tout ceci manque de résonance symbolique. Et pour finir, la mise à pied de Lammark, qui s'enfonce alors avec Eleanor dans la campagne profonde enneigée pour suivre leur piste et affronter seuls le tueur, ramène définitivement le film sur des rails de cinéma de genre peu inventif. Même la personnalité du cinglé et son histoire troublée (un vegan refusé par l'armée) n'y peuvent plus rien: le film a manqué sa cible.
Sans doute Damián Szifron se sera-t-il surestimé. D'un côté, il ne maîtrise pas le réalisme le plus ras-terre banalisé par tant de séries policières, de l'autre il n'a pas l'audace formelle qui permettrait à son film de vraiment frapper les esprits. Et d'où vient donc cette lumière «bocal» si désespérément terne? De quelque laboratoire de Buenos Aires ou du fait que tout ceci a été tourné au Canada, dans les environs de Montréal? Quant aux acteurs, tant la sympathique Shailene Woodley – la vedette de la trilogie Divergente qui se rêve en actrice «engagée», de Snowden à The Mauritanian – que Ben Mendelsohn, génial Australien à tout faire du cinéma hollywoodien, peinent à rendre intéressants des dialogues écrits sans nuances et des personnages peu définis.
Ne présentant ni la clarté d'intentions du Funny Games U.S. de Michael Haneke ni le brio du Sicario de Denis Villeneuve, Misanthrope semble être ainsi tombé dans ce no man's land entre films pour festivals (seul celui de Pékin l'a sélectionné...) et blockbusters pour multiplexes. Rarement un bon calcul pour les producteurs. Et une dure leçon qui devrait à présent ramener au plus vite son auteur au pays, lequel a bien plus besoin de ses services que les Etats-Unis.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@stef 01.06.2023 | 18h36
«Etant donné que j'adore ces deux acteurs, je le regarderai malgré cette critique négative.»