Culture / A Miss.Tic, cette lettre écrite poche restante
Chère Miss.Tic, vous étiez ma voisine à la Butte-aux-Cailles, village parisien, ilot de verdure et de petits immeubles où chante toujours le Merle Moqueur du Temps des Cerises, réserve de vieux bistrots au cuir boucané. Vous y avez gravé sur ses murs au pochoir, votre âme. Et la voilà partie ailleurs, dimanche. Je n’avais jamais osé frapper à la porte de votre atelier. Maintenant, c’est trop tard.
A 66 ans, le cancer ne vous aura pas vaincue. Artiste indomptable à la crinière noire, vous le resterez. A-t-il même eu le dernier mot? Pas même. Demeurent aux yeux des passants, vos poèmes effilés pour crever la molle panse du quotidien et vos dessins de jeunes femmes, belles rebelles, jeteuses de sorts et de défis qui donnent leur corps à vos mots.
Certes, vous avez tatoué vos poèmes-dessins sur la peau de bien d’autres murs à Paris et ailleurs. Mais c’est le Treizième et sa Butte-aux-Cailles qui restera votre havre, là où vous avez fait école puisque ce quartier est devenu, grâce à vous, le grand rendez-vous de l’art des rues. D’autres artistes ont transformé cet espace magique en galerie à ciel et cœur ouverts.
Indomptable, disais-je. Il fallait que vous le soyez pour surmonter les écueils qui ont jonché votre vie. Vous êtes née à Paris, le 20 février 1956, (Radhia Novat est votre nom de passeport) d’une mère normande et d’un père d’origine tunisienne. Vous subissez un premier grand choc alors que vous n’avez que 10 ans: votre mère, votre grand-mère et votre frère meurent dans un accident de la route. Six ans plus tard, vous perdez votre père qui décède d’une crise cardiaque.
Le féminisme fier, joyeux et conquérant
Vous terminez vos études d’arts appliqués pour vous installer en Californie dans les années 1980. Après quelques expériences dans le théâtre de rue et votre retour à Paris en 1985, vous vous lancez dans la clandestinité artistique en inscrivant sur les murs au pochoir et bombe aérosol vos textes percutants – à la fois poèmes et aphorismes philosophiques – et vos dessins de jeunes femmes à la chevelure noire comme la vôtre. Vos filles de la rue ne sont jamais victimes, parfois meurtries et toujours triomphantes. Elles jouent avec les mots et invitent le passant à se joindre à la partie. Vous avez le féminisme fier, conquérant et joyeux.
Mais vous êtes aussi la proie de propriétaires d’immeubles qui vous traînent en justice pour avoir rendu à leurs murs la vie qui y était cachée. Aujourd’hui, ils seraient trop heureux d’avoir été ainsi graphités!
De la clandestinité à la reconnaissance
Vous devenez une récidiviste notoire car ce n’est pas votre genre de vous plier aux ordres et aux règlements, même de copropriétés. Après de nombreuses interpellations en «flag’» et quelques séjours en garde à vue (vous auriez écrit: «en garde à vie»), vous êtes condamnée à 22'000 francs français (3'354 euros) pour dégâts à la propriété en 1999.
Lassée par la clandestinité, vous changez de stratégie en demandant les autorisations nécessaires aux propriétaires des immeubles mais aussi aux mairies d’arrondissements, associations d’habitants et commerçants. Votre talent est la plus éloquente des plaidoiries. Vous voilà soutenue par ceux-là même qui lançaient les flics à vos trousses. Pour un peu, les keufs porteraient vos bombes aérosols…
Dès l’an 2000 l’art urbain fait recette. Les marques de vêtements, les galeries, les musées s’intéressent à votre œuvre et à la reproduction de vos pochoirs de rue. Claude Chabrol vous demande de réaliser l’affiche de son film La Fille coupée en deux. En 2007, certaines de vos œuvres entrent dans la prestigieuse collection du Victoria and Albert Museum. En 2011, la Poste française transforme nombre de vos dessins en timbres. Et vous signez le design de la ligne numéro 5 du tram de Montpellier en 2013.
«Port du cerveau obligatoire»
Pas plus tard que samedi matin, en passant devant «Chez Gladines» pour prendre le métro à la station Corvisart, vous m’avez bien réveillé avec votre injonction «port du cerveau obligatoire», alors que celui du masque ne l’était plus. Injonction d’autant plus catégorique qu’elle est illustrée par une jeune femme portant capuche noire et sourire de défi.
Au retour, votre «Le temps est un sérial qui leurre» au coin de la rue des 5-Diamants me ramenait à celui que j’ai trop perdu au fil de ma vie.
Trop perdu en effet, à remettre à plus tard ma demande d’interview. Souvent, je passais devant votre atelier en me disant que cela ferait un sacré bon papier que d’évoquer votre œuvre-vie, en vous posant toutes les questions qui me chatouillaient chaque fois qu’une de vos œuvres me prenait en embuscade.
«Le temps est un sérial qui leurre»
Mais, curieusement, je n’ai jamais pu sauter le pas. Timidité? C’est une faute professionnelle pour un journaliste. Et je serais plutôt du genre à coincer les portes d’entrée avec mon pied. Peur? Oui, peur. Mais de quoi? De vos jeunes femmes qui en sautant hors de leur mur ne feraient de moi qu’une bouchée? De votre légende? Peu importe, le rendez-vous est raté. A jamais. Pour toujours. Cette lettre, j’ai voulu vous l’écrire, il y a longtemps. Elle a fait poche restante.
Le temps est vraiment un «sérial qui leurre». Surtout si on le laisse filer.
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