Chronique / Puisse le meilleur de Jacques Chessex échapper à ses embaumeurs
Dix ans après la mort – le 9 octobre 2009, foudroyé par une crise cardiaque –, de l’écrivain, qui fut parfois un impossible personnage, un dossier de «24Heures» en partie téléguidé par Daniel Maggetti, directeur du Centre de recherches sur les lettres romandes, nous explique, notamment, comment le «revisiter». Avec certaine hauteur suffisante, une obsession bourdieusarde des «stratégies» sociales et littéraires de l’écrivain, et un aperçu de son œuvre pour le moins réducteur…
Seul auteur suisse a avoir reçu le prix Goncourt, Chessex est mort à Yverdon-les-Bains, à l'âge de 75 ans. © DR
Jacques Chessex a-t-il souri, ou peut être même éclaté de rire, par le miracle de quelque communication spirite, en prenant connaissance du dossier de sept pages que lui a consacré récemment le quotidien vaudois 24Heures avec un titre, significatif du mélange de fumisterie et de clinquant de notre époque médiatique, résumant le phénomène à la «Construction d’une idole»?
Hélas rien n’est moins sûr, car s’il avait le sens de l’humour et riait parfois de bon cœur, Maître Jacques, grand inquiet devant l’Eternel et le Gros Animal social, perdait de sa débonnaireté quand il s’agissait de sa personne, ou plus exactement de son personnage, au point que, préparant une exposition tirée de ses archive déposées à la Bibliothèque nationale, il pria Marius Michaud, le responsable de l’entreprise, de retirer toutes les photos de lui accusant l’esquisse d’un sourire.
J’avais d’ailleurs prévenu le bon Marius: «Tu montes une expo Chessex aux Archives littéraires? C’est bien, mais prends soin de toi en te faisant prescrire un anti-dépresseur et place ton téléphone sur liste rouge si tu ne veux pas être réveillé toutes les trois nuits pour rendre des comptes à l’énergumène»…
Or, débarquant à Berne, je ne fus guère surpris de retrouver l’excellent compère tout soupirant et porteur d’une minerve... Du moins la superbe exposition en question était-elle à la mesure de la passion que Jacques Chessex vouait au classement du moindre de ses papiers, de ses manuscrits, de ses trophées divers et de ses peintures, et c’est avec amusement que je découvris toutes les photos où il pose, grave, ici entre deux chandeliers comme un poète visité par la Muse, là dans un cimetière propice au rappel du thème récurrent de la Mort dans son œuvre, etc.
Quand un ponte bourdieusard se «penche» sur l’écrivain
Bien qu’il fût un professeur de français très apprécié de ses élèves du Gymnase cantonal de la Cité, Jacques Chessex ne portait pas dans son cœur les universitaires de la faculté des Lettres de Lausanne, exception faite de son ami Jacques Mercanton, grand seigneur de la littérature qui lui-même décriait volontiers ses collègues après trois verres de (bon) whisky….
La littérature suisse de langue française a longtemps été placée sous la double coupe sourcilleuse du pasteur et du professeur, jusque vers 1914, et Mercanton et Chessex font partie des descendants directs des écrivains de forte trempe qui, autour de Ramuz, fondèrent véritablement la littérature romande, notamment à l’enseigne des Cahiers vaudois, pour couper court au moralisme protestant et proposer, par rapport à Paris, une alternative fondée sur la qualité littéraire.
Rétif à toute idéologie, Ramuz restait aussi distant de la droite maurassienne d’inspiration latine incarnée par les frères Cingria – artistes géniaux au demeurant – que de l’helvétisme d’un Gonzague de Reynold. «Littérature d’abord» était son programme, et pourquoi pas avec des éditeurs du cru? Belle idée qui a connu, au cours du XXe siècle, un remarquable développement avec les éditions Rencontre et la Guilde du Livre, au rayonnement européen, puis avec les éditions L’Âge d’Homme – comptant plus de 4000 titres à son catalogue –, Bertil Galland, Zoé, L’Aire, Campiche et bien d’autres.
Quant au pasteur et au professeur, ils n’ont pas été écartés de la vie littéraire pour autant. Entre professeurs éminents critiques (tels Marcel Raymond Jean Starobinski ou Jean Rousset) et théologiens ouverts à la littérature (un abbé Gilbert Vincent ou les pasteurs Edouard Burnier et Samuel Dubuis), notre littérature s’est développée en connivence polie entre «créateurs» et commentateurs, dans une culture nettement distincte de celle de nos voisins français, issue de Rousseau et du romantisme allemand.
Mais ladite société est en voie de disparition, remplacée par celle du spectacle tapageur et du rendement commercial qu’affectionnent les médias. Et les profs n’y ont pas échappé, avec cette nouvelle tendance, en phase avec la sociologie, à considérer la critique universitaire comme une «science». Des moralistes à la Alexandre Vinet, l’on a passé aux scientistes à la Pierre Bourdieu, maître à penser d’une génération de profs de lettres qui tend à tout passer au crible de la stratégie sociale et des mécanismes de pouvoir, non sans recourir à leur tour au tam-tam médiatique…
Jacques Chessex, dans un écrit circonstanciel intitulé Avez-vous déjà giflé un rat?, répondant à un pamphlet très injuste de fond et plus encore médiocre de forme, intitulé L’imposture ou la fausse monnaie, signé Charles-Edouard Racine, daubait sur ces pions qui prétendent «posséder la littérature», exerçant un nouveau pouvoir volontiers relancé par les médias.
Or le Dossier que lui consacre 24Heures dix ans après sa mort en est la précise illustration, dont le message général délivré par Daniel Maggetti, gardien du temple et servant la soupe au journaliste culturel Boris Senff, se résume à peu près à cela: l’approche critique de l’œuvre de Chessex reste à faire (merci pour ceux qui se sont donné le peine de la lire et de la commenter des années durant!), et son caractère inégal ne semble pas mériter l’élaboration d’œuvres complètes, mais nous allons nous pencher sur elle afin de «faire le tri».
Une approche superficielle et réductrice
Tout n’est pas faux, cela va sans dire, dans les propos magistraux de Daniel Maggetti, et Boris Senff, mon ancien confrère ouaf ouaf à casquette vissée sur le crémol, a joliment bricolé le dossier assorti de témoignages vite cueillis au téléphone, dont celui de Bertil Galland.
Cela étant, et Galland va dans ce sens, prétendre que le grand et le «vrai» Chessex est d’avant le Goncourt, avec Carabas pour «chef-d’œuvre», et que ses livres ultérieurs, notamment parus chez Grasset, sont de moindre importance, en faisant l’impasse sur les très remarquables recueils de nouvelles parues à cette enseigne, ou l’emblématique Jonas, puissant «roman de l’alcool», le très mordant Rêve de Voltaire faisant la peau à Rousseau, Le désir de Dieu cristallisant les tâtons religieux du poète ou Pardon mère à valeur personnelle testamentaire – en d’autres termes qu’il y aurait un «pur» Chessex première période et ensuite un littérateur «faisant du Chessex», comme le prétend Maggetti –, me semble à la fois réducteur et faux.
Il y a certes des hauts et des bas dans l’œuvre de Maître Jacques, et lui-même me disait être agacé par l’adulation faite du Portrait des Vaudois, à ses yeux secondaire. Comme le souligne Amaury Nauroy dans sa contribution, faisant écho au chapitre remarquable qu’il a consacré à sa visite au «maître de Ropraz» dans sa Ronde de nuit (Le Bruit du temps 2017), Chessex, bien plus qu’un romancier, était un considérable poète en prose dont le meilleur s’inscrit dans la filiation d’un Charles-Albert Cingria, auquel il a consacré un livre qui a faite date (dans la collection Poètes d’ajourd’hui de Seghers) – et j’ajouterai: d’un Audiberti, auquel il a rendu un superbe hommage peu après sa mort –, styliste éblouissant comme le relève Pascale Kramer et puissant tempérament lyrique. Cela n’empêchant sa poésie (trois forts volumes chez Bernard Campiche) de fleurer parfois la rhétorique sinon la fabrication, certains romans (comme Les yeux jaunes ou L’économie du ciel) d’être même inférieurs à L’Ogre (que j’ai eu le toupet, impudent de vingt-cinq ans, de dire un roman «fait pour le Goncourt» au lendemain de sa parution), alors que Les Têtes, saisissante galerie de portraits brossés d’une plume étincelante, me paraît une merveille d’écriture, à la hauteur de L’Imparfait publié par Campiche, sans égale dans la prose romande de ces années, si l’on excepte certaines pages du dernier Chappaz.
Le dernier mot reste aux (futurs) lecteurs…
Pas plus qu’il n’y a un «avant» et un «après Paris», pour l’écrivain, il n’y a un «pendant l’alcool » et un « après » pour le personnage, dont le dossier de 24Heures rappelle, non sans insistance, les travers de despote manipulateur et de stratège aux jalousies frisant le comique (son dénigrement d’un Nicolas Bouvier ou d’un Philippe Jaccottet avaient quelque chose de pathétique), capable de trahir un ami s’il ne pouvait le «tenir» ou craindre son ombrage, comme je l’ai vécu et détaillé dans mes carnets de L'Ambassade du papillon (Campiche, 2000) à sa noire fureur…
Or, me rappelant nos relations en dents de scie (selon que j’écrivais du bien ou du moins bien de ses livres), l’hypersensibilité souvent touchante de la personne (si, si), son engagement total dans la littérature et les côtés lumineux de sa nature ondoyante, je songe à la formidable page consacrée par Jules Renard à son «Éloi homme de lettres», convenant parfaitement à ce cher Maître Jacques aussi imparfait, n'est-ce pas, que nous tous…
S’il est grotesque, à l’évidence, et en somme très sottement provincial, de parler d’ «idole» à propos de Jacques Chessex, reste à espérer que les lecteurs de demain, sans être distraits par le personnage parfois imbuvable qu’il a été, redécouvriront ses meilleurs livres pour leur qualités propres, comme le fait en l'occurrence le jeune Quentin Mouron, sans se demander s’ils sont en phase ou non avec «la modernité», autre tarte à la crème des profs de lettres, avec la fraîcheur qu’ils trouveront, par exemple, dans la célébration du blues représentant, à mes yeux, l’une des pages poétiquement les plus parfaites de L’Imparfait…
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