Chronique / Notre amie la femme nous aide à ne pas nous payer de mots
A propos de quelques tricoteuses de mots qui ont souvent, plus que leurs pairs, les pieds sur terre. Des œuvres d'auteures romandes l'illustrent à cet égard, d’Alice Rivaz à Janine Massard ou Anne Cuneo, et de Mireille Kuttel à Pascale Kramer...
Dominique de Roux me disait un jour qu’une femme, vouée par nature à l’enfantement, est d’ordinaire moins dupe des mots et des idées que l’homme. Or sans donner dans le schématisme, force est de constater qu’aucun système philosophique n’a été conçu par une femme (la géniale Simone Weil est une mystique réaliste pas systématique du tout) et que les écrivains au féminin conservent le plus souvent un lien charnel, tripal ou affectif avec «la vie» et sa matérialité, plus solide que chez les auteurs du sexe dit fort. Même en littérature on ne «la fait pas» à notre amie la femme, pourrait-on dire, et nul besoin de quitter le jardin romand pour constater que, plus d’une fois et sans demander la permission, les auteures sont sorties de leur rôle de bas-bleu pratiquant l’écriture comme un délassement de grandes (ou petites) bourgeoises.
Il est vrai qu’Alice Golay, fille de socialiste notoire, prit le pseudo d’Alice Rivaz pour ne pas gêner son paternel, mais c’est bel et bien elle qui aura marqué à la fois l’affirmation «virile» d’une position féministe émergeante et la modulation proprement littéraire, dans ses romans et ses nouvelles et autres récits autobiographiques, d’un regard sur la société dont l’acuité n’avait rien à envier aux aperçus de ces messieurs Les thèmes de l’œuvre d’Alice Rivaz (la solitude, la difficulté de vivre en couple, les tribulations de la passion, le sort des individus marginalisé par la société) procèdent de l’expérience personnelle de la romancière, d’abord marquée par la soumission excessive de sa mère bien pieuse à son mari autoritaire et anti-clérical, qui se frotta ensuite au monde dès son entrée au BIT (Bureau international du travail) où elle fut longtemps employée.
Mais cette femme-qui-travaille revendiquait aussi, en tant que romancière, une différence recoupant le propos de Dominique de Roux, affirmant que «les écrivains hommes, souvent, désincarnent et transcendent», tandis que «les femmes incarnent».
Et de préciser qu’«enfoncées dans la matière, aux prises avec le limon originel nous ne pouvons extraire nos moyens d’expression que du contact quotidien avec la créature terrestre. C’est ce contact, ce corps à corps, qu’il nous faudra dire, écrire. Trouver les mots de nos gestes, de notre démarche, exprimer les pensées et le travail de notre corps et de nos mains».
Ces mots évoquent le «langage-geste» tel que l’entendait Ramuz, qui défendit d’ailleurs Alice Rivaz dès ses débuts, et dont on pourrait dire alors, que l’œuvre «incarne» autant qu’elle «transcende».
Le malentendu de l’engagement
Est-ce à dire qu’il y avait une femme «réaliste» sous la moustache de Ramuz? Que voulait dire Flaubert quand il affirmait qu’il incarnait en somme Emma Bovary? Et n’y a-t-il pas autant d’auteures (sans parler des auteuses et des autrices) qui se payent de mots que de littérateurs?
Ce qui est sûr, c’est que le regard des romancières romandes avant et après la seconde Guerre mondiale, de Catherine Colomb (pénétrante observatrice proustienne des univers familiaux) et Alice Rivaz, aux générations suivantes, n’a cessé de se faire plus aigu, souvent en phase avec l’émancipation sociale de la femme, avec ou sans «discours» féministe.
A cet égard, c’est à la lecture des œuvres, et sans considération des «postures» idéologique ou politiques, que j’ai vérifié, personnellement, le bien-fondé de la remarque de Dominique de Roux, en lisant les romans d’auteures souvent snobées par la critique «en place» ou par le milieu académico-littéraire, dont Mireille Kuttel (qui vient de quitter ce bas monde) en fut un exemple notable.
Fille d’immigré italien, de tournure petite bourgeoise et modeste, peu versée dans la mondanité locale, d’une génération point encore trop émancipée, Mireille Kuttel a signé quelques romans remarquables (notamment La Malvivante et La Pérégrine) marqués par un mélange d’acuité sensible et de sourde révolte qu’on retrouvera dans les premiers écrits autobiographiques d’Anne Cuneo (Gravé au diamant et Mortelle maladie notamment), autre romancière d’origine italienne mais d’une génération plus explicitement politisée.
Or répondant à la question Pourquoi j’écris, en 1971 Anne Cuneo l’intellectuelle engagée à gauche affirme posément: «Je ne suis pas plus artiste ici que lorsque je faisais un enfant», et dans la foulée, Janine Massard, autre figure de femme en révolte et ne se payant pas de mots quand elle parle de son expérience personnelle ou qu’elle témoigne des humiliés du monde ouvrier ou paysan (dans La petite monnaie des jours et Terre noire d’usine), incarne bel et bien les personnages de ses romans, par delà les beaux discours, parfois avec une intensité déchirante, comme dans Ce qui reste de Katharina et Comme si je n’avais pas traversé l’été.
Question d’engagement, au sens politique, l’on remarquera qu’une Anne-Lise Grobéty a été la plus conséquente des écrivaines romandes à cet égard, mandat à la clef. Mais quoi de plus réellement «engagé» que ses romans en pleine chair hypersensible, dégagés de tout discours?
Et si la littérature était transgenre?
Là-dessus, la meilleure illustration de l’incarnation dont parlait Alice Rivaz me semble représentée par les romans de Pascale Kramer, qui s’est signalée dès 1982 (avec Variations sur un même thème) par un regard panoptique de pure romancière dont la porosité et la dramaturgie, l’attention extrême aux êtres le plus souvent sans langage, et l’écriture à la fois limpide et lisible par tous, n’ont cessé de s’affiner et de se charger de plus de densité existentielle et affective, dans une atmosphère rappelant à la fois les romans d’un Simenon et les dislocations sociales ou familiales d’un Philippe Djian.
Mais le fait que Pascale Kramer soit une femme est-il décisif, et son œuvre serait-elle radicalement différente si nous avions affaire à Pascal Kramer? Cela devrait se discuter en colloque scientifique, n’est-ce pas mais pour ma part je m’en contrefiche.
A la première page du roman Femmes de Philippe Sollers, je lis à l’instant ceci: « Le monde appartient aux femmes. C’est à dire à la mort. Là-dessus, tout le monde ment». C’est ce que j’appelle se payer de mots. Or lisant Pascale Kramer, lisant Janine Massard, lisant Alice Rivaz et tant d’autres, y compris Marcel Proust qui était une sorte de génial transgenre, je me dis que notre amie la femme nous aide pas mal, quoique pas toujours, à ne pas nous payer de mots – et là c’est la fin de la chronique vu que ma bonne amie, qui n'écrit pas, m’envoie un SMS de la cuisine pour me rappeler que le monde appartient à la vie: à table!
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