Chronique / J'embrasse pas
Le nouveau virus parviendra-t-il à éradiquer ce fléau morose, cette lèpre du rituel, cette calamité sociale qu'est la bise généralisée? On est tous avec lui.
Haut les cœurs! Le grand méchant virus qui nous pompe l’air depuis quelques semaines présente au moins deux avantages. D’abord, il offre une occasion inespérée de voir Venise sans touristes. Surtout: il met un frein à la propagation de cette calamité sociale qu’est la bise généralisée.
Une calamité, oui. Lorsque j’en parle autour de moi, tout le monde approuve: on n’en peut plus, on est allés trop loin, y’a plus de plaisir. Embrasser ceux qu’on aime, c’est bien, c’est doux, c’est primordial. Mais smacker à la chaîne des joues de gens que l’on connaît à peine, ça vire à la corvée creuse.
C’est pourtant bien à ce stade de propagation du baiser social que nous sommes arrivés, insidieusement, au fil des ans, entrainés par l’implacable logique de la coolitude. Je viens d’embrasser telle collègue au long cours? J’embrasse aussi la nouvelle venue pour ne pas être suspectée d’intentions hiérarchisantes. J’ai passé une soirée dans le même espace qu’un ami d’amis avec qui j’ai échangé une demi-phrase et dont je n’ai pas retenu le nom? A l’heure du départ, je l’embrasse - allez, un de plus, un de moins - pour ne pas risquer d’être perçue comme hautaine. Mon vieux copain Jo me présente sa nouvelle femme? Vite, une bise d’emblée à cette parfaite inconnue: vu que j’embrasse son homme, je me dois d’aplanir d’urgence cette asymétrie louche (ici, à l’injonction de coolitude vient s’ajouter le pacte de non-agression). C’est ce que j’appelle la bise par alliance.
En écrivant cela, je me rends compte que je risque de blesser certaines personnes récemment croisées dans telle ou telle soirée… C’est justement le problème avec la bise généralisée: tout le monde trouve ça nul mais, pour ne pas heurter, personne ne veut être celui qui refuse son rôle d’agent propagateur. C’est ainsi que le baiser social, plutôt européo-latin au départ, a pris les proportions d’une pandémie.
Heureusement, voilà le grand méchant virus qui vole à notre secours. Aubaine: à la prochaine soirée entre amis, j’aurai enfin une bonne raison de dire «J’embrasse pas» sans passer pour une bégueule, une rétrograde ou une voleuse de maris. Je vous encourage chaleureusement à faire de même. Car oui, j’y crois: ensemble, nous pouvons y arriver. Nous stopperons la propagation de ce fléau morose, de cette lèpre du rituel, de cette machine à stériliser le sens qu’est la bise pour tous et tout le temps. Mort à elle et vive les baisers tendres, les baisers doux, les baisers goulus.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
12 Commentaires
@Mch 09.03.2020 | 16h41
«Madame Lietti, Comme je vous aime!! Sans bise bien sûr, vous tapez toujours tellement juste. Bravo!»
@fasollasido 09.03.2020 | 21h28
«Ces bises ont été l'horreur pour moi au début. Il a fallu que je m'y fasse pour vivre dans ce pays, charmant à part ça. Cela fait 50 ans que je les subis. Si on peut arrêter, alors oui, avec plaisir, je suis partante !»
@Juanpablo45 11.03.2020 | 11h40
«C'est bien vrai ! Marre de se lécher la pomme à tout bout de champ ! On peut parfaitement respecter autrui sans ces manifestations souvent hypocrites. Qu'en est-il cependant des copulations régulières, pourtant excellentes pour la santé ? Il est en effet difficile de faire fonctionner la machine à fabriquer des enfants en gravitant à un mètre les uns des autres...»
@Reeves 11.03.2020 | 17h23
«Un bien d'un mal! Il a fallu ce virus pour en venir à ça et c'est bien! Merci Mme Lietti pour ce texte bien écrit comm2 toujours!»
@Loulouloulou 11.03.2020 | 19h12
«Bien dit et fort bien écrit.
»
@cldega 11.03.2020 | 19h56
«A mon ex-mari qui se plaignait d'aller à telle ou telle fête familiale ou amicale, je lui ai dit qu'il avait de la chance, qu'il n'était pas obligé de faire la bise à TOUS les invités, contrairement à moi.
Il m'est arrivé, Ô joie, d'avoir un herpès labial juste avant les fêtes de fin d'année. J'avais une dispense évidente au coin de la bouche.»
@Marta Z. 11.03.2020 | 19h56
«Chère Anna, merci pour ce texte! C'est en effet une contrainte bien emm...ante en moins! Surtout que se faire la bise, c'est en fait se faire trois, parfois quatre bises! Ouf, merci gentil virus de nous en libérer enfin!»
@kiria 15.03.2020 | 17h45
«Merci pour ce texte portant sur un rituel marqué par l'inégalité entre femmes et hommes, les femmes étant plus ou moins obligées de faire la bise à tous, y compris certains (rarement certaines) transpirant, gluant, à la barbe qui pique...»
@domo 15.03.2020 | 18h03
«Bravo !!! j'ai pensé exactement la même chose. Non tutto il male vien per nuocere !!!»
@mdo 16.03.2020 | 09h48
«Bravo, sempre scritto con precisione»
@jjacot 16.03.2020 | 10h36
«Bien d'accord avec vous, merci pour cet article. Au début de l'année, nous avons convenu avec plusieurs collègues féminines que la bise tous les jours dans les relations de travail était déplacée. Il nous arrive maintenant de nous la faire quand on a envie d'exprimer une émotion et cela lui redonne tout son sens. La roue est peut-être en train de tourner.»
@Eggi 16.03.2020 | 22h46
«Habitudes, contraintes dites sociales: mais qui donc, doté d'un peu de caractère, y cède?
Tant mieux si les suiveurs sont aidés du virus pour échapper à ce qui ne leur convient pas.
Bise!»