Chronique / Improbable nostalgie
Est-ce que vraiment, au bon vieux temps des croisades, la société était plus juste à l'égard des femmes? C'est pourtant ce que suggère la légende de la «masculinisation» de la langue française.
«Le masculin ne l’a pas toujours emporté sur le féminin», «Au Moyen-Age, l’accord était libre…» Les plaidoyers pour un langage inclusif s’appuient volontiers sur un narratif à succès: celui d’un français autrefois égalitaire et qui s’est «masculinisé» au fil des siècles. Les coupables de ce funeste basculement ? Une bande de criminels linguistiques, les ci-devant grammairiens du XVIIème, inventeurs de la règle du masculin qui «l’emporte» sur le féminin.
Je suis une fervente partisane de la féminisation du lexique, bienvenue aux «sénatrices» et aux «syndiques». Mais là, ce dont il s’agit, c’est d’une lecture idéologique de la grammaire. J’ai deux problèmes majeurs avec cette larmoyante histoire d’accord au masculin.
D’abord: je ne crois pas que le Moyen-Age, pour les femmes, c’était mieux qu’aujourd’hui. C’est pourtant ce que laissent entendre ces évocations teintées d’une improbable nostalgie.
Ensuite, l’histoire des grammairiens du XVIIème qui violentent la langue en imposant l’accord au masculin est une «fake news». Tout le monde la colporte, mais qui prend la peine de la vérifier? La linguiste belge Marie-Louise Moreau l’a fait, en analysant un corpus de textes en moyen français (1330-1500). Résultat: l’usage y est certes plus fluctuant qu’aujourd’hui, mais déjà au XVème siècle, l’accord au masculin pluriel prévaut. Les grammairiens du XVIIème n’ont donc fait qu’entériner l’usage dominant. Même si, en guise d’explication, ils ont fait fort dans l’imbécilité machiste (le masculin est le genre «noble») et l’anthropomorphisme linguistique (masculin= mâle, féminin= femelle).
Mais le saviez-vous? La «masculinisation» du français continue! En ce moment même et peut-être avec votre complicité. Par exemple quand vous laissez invariable un participe passé après «avoir» («Les lettres que j’ai écrit»)? Ou quand vous gommez la différence entre «joli» et «jolie» ? Ce sont en tous cas deux tendances lourdes en français oral.
Qu’ont-elles à voir avec le patriarcat? Rien du tout. Seulement avec le fait que le masculin est le genre non marqué (il faut y ajouter des lettres pour faire un féminin) et que, régie par le principe d’économie, «l’évolution du français favorise les formes non marquées.» C’est Marie-Louise Moreau qui l’explique dans un petit guide intitulé: «Inclure sans exclure», téléchargeable sur le site www.languefrancaise.cfwb.be.
Je vous le recommande vivement. Il aide à se réjouir de la visibilisation des femmes dans la langue sans tricher sur les arguments. Et sans se prendre les pieds dans le point médian.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
4 Commentaires
@willoft 15.03.2021 | 01h43
«Le language épicène ou sans épice n'est pas chose simple, et je vous l'accorde bien volontiers.
Mais lorsqu'un quotidien comme le temps annule mon adresse e-mail, car je les dérange, alors là....
On est en devenir de dictature à la Marthula »
@Clive 21.03.2021 | 11h27
«Mercie beaucoupe pour cette commentaire et ce référence :)»
@rogeroge 21.05.2022 | 14h11
«Bravo!
»
@rogeroge 22.07.2022 | 10h26
«Bravo Anna Lietti. Le pire, au nom d'un féminisme mal compris - pire: décadent - . Voir cette allusion à Aznavour trouvée sur internet: « Viens voir les comédiens – ennes, Voir les musiciens – ennes, Voir les magiciens – ennes – Qui arrivent… » Pas évident à caser pour le parolier – ou la parolière!, le compositeur – ou la compositrice, le chanteur – ou la chanteuse! Comment faudrait-il réécrire cette chanson ?
»