Média indocile – nouvelle formule

Analyse

Analyse / Un F/A-18 s’écrase, à qui la faute?


PARTAGER

Le 26 août 2016 il y a eu mort d’homme. Un jeune pilote de l’armée s’écrase avec son F/A-18 C Hornet contre la paroi ouest du Hinter Tierberg dans la région du Susten, à peine 11 mètres sous la ligne de crête. La visibilité était très mauvaise. Début 2024, la justice militaire condamne un contrôleur du ciel pour homicide involontaire et perturbation involontaire de la circulation publique. Est-ce que chercher un coupable était la seule manière de procéder?



Il faudrait à notre avis une adaptation du droit pénal pour que dans les domaines où la sécurité est primordiale puisse s’épanouir une gestion des erreurs plus équitable que celle prônée par la culture punitive. 

Faire justice à la complexité

La série Breaking bad fournit une parfaite illustration de la question qui nous occupe. Elle interroge la limite parfois étroite entre ce qui est légal et ce qui ne l’est pas, et pose la question de ce qui est juste. Il y a un échange entre les personnages principaux qui traite très précisément la question (voir Saison 3, ép. 1, min. 38). La compagne de Jesse meurt d’une overdose. Le père de la fille est dévasté et prend congé de son poste de contrôleur aérien. Il n’est pas complètement rétabli lorsqu’il y revient, et on le voit en difficulté lorsqu’il essaie de suivre ce qui se passe sur son écran radar. Deux avions de ligne se percutent dans le ciel au-dessus d’Albuquerque. Jesse pense être responsable de la mort de sa compagne, et donc que l’accident est aussi de sa faute. Son associé, Walt le chimiste à la tête froide, essaie de le convaincre du contraire. Parmi ses arguments il y a le fait que le radar d’un des avions ne marchait pas correctement, et que tout le système fonctionnait avec une technologie datant des années 1960. Pour ces raisons, conclut-il, il faut s’en prendre au gouvernement. On peut aussi se demander s’il était raisonnable que le contrôleur retrouve si vite son poste.

L'accident du Susten

Le contrôleur aérien inculpé pour l’accident du F/A-18 au Susten était en pleine possession de ses moyens, mais il a néanmoins commis une erreur: il a communiqué une mauvaise information au pilote. Il s’est tout de suite rendu compte de son erreur, mais la rapidité des opérations ne lui a pas permis de la rectifier auprès du pilote. Comme dans Breaking bad le cas n’est pourtant pas simple, et les dysfonctionnements ont été multiples. Ainsi, le matériel sur lequel le contrôleur travaillait en 2016 à l’aéroport militaire de Meiringen datait de la fin des années 1960, et ne pouvait donc lui fournir qu’une aide relative. Ensuite, le pilote a eu besoin d’une information du contrôleur parce qu’il n’a pas réussi à se connecter avec son radar de bord à l’avion du leader qu’il était censé suivre. Les chasseurs volent le plus souvent en duo pour effectuer leurs missions, et quand les conditions de visibilité sont bonnes le deuxième avion suit le leader à vue, sinon il utilise son radar de bord. Or, le contact radar entre les deux avions n’a pas pu s’établir parce que le leader a choisi une trajectoire de montée radicale, que le radar du Hornet de notre pilote ne pouvait suivre, car il a un champ de visibilité (trop) limité. La mauvaise information transmise concernait la hauteur de vol. Le contrôleur a indiqué 100 (correspondant à 3'000 mètres), vingt secondes après avoir d’abord communiqué 190, car le contact radar avec le leader n’était toujours pas établi. Il faut noter que dans ce cas il n’y avait pas que les montagnes de 3'500 mètres à éviter, mais aussi l’avion du leader. Enfin, l’accident n’a pas pu être évité malgré le fait que le contrôleur se soit rendu compte de son erreur après quelques secondes, car entretemps il avait passé le contrôle à ses collègues de Dübendorf, et ne pouvait donc plus communiquer directement avec l’avion.

Culture équitable

Il apparaît de ce bref résumé des faits que l’accident du Susten est survenu suite à des erreurs honnêtes, commises par inadvertance, et que les faiblesses des appareillages techniques ont aussi contribué à l’issue fatale. Un argumentaire analogue à celui de Walt dans Breaking bad aurait donc pu être développé, mais c’est la voie punitive qui a été choisie. Rappelons que la procédure pénale prévoit la possibilité de ne pas poursuivre un homicide par négligence. Ce fut par exemple le cas d’une mère qui avait causé la mort de sa petite fille en la laissant dans sa voiture sous le soleil. Pourquoi donc poursuivre le contrôleur? Ce n’est pas sa punition qui permettra d’éviter des erreurs analogues dans le futur. Les acteurs de terrain le reconnaissent, et depuis une vingtaine d’années dans le domaine de l’aviation on admet la faillibilité humaine et le caractère illusoire de la performance parfaite. Cette approche s’oppose à une culture pour laquelle la sanction est la seule manière de dissuader les comportements induisant des erreurs. Bien sûr, cette nouvelle culture ne tolère pas les négligences évidentes, les comportements irresponsables, téméraires, ou destructifs. Il s’agit plutôt de mettre les gens en confiance pour qu’ils rapportent les dysfonctionnements de manière à améliorer la sécurité des opérations.

Ce juste milieu porte le nom de culture équitable (just culture en anglais). 

Des pratiques qui créent des tensions

Il y a une tension entre la culture équitable et le droit pénal. Celle-ci s’est exprimée lorsqu’en 2019 le Tribunal fédéral a confirmé la condamnation d’un contrôleur aérien, suite à un incident qui n’avait pas eu de conséquences graves. Cette décision a porté les contrôleurs aériens et les pilotes suisses à exprimer leurs craintes que de tels verdicts risquent de compromettre le déploiement de la culture équitable. Le conseiller national Gregor Rutz a alors proposé une adaptation du droit pénal par la voie d’une initiative parlementaire. Ses collègues parlementaires ne l’ont pas suivi et ont préféré laisser au Conseil fédéral le soin de voir comment rendre le droit compatible avec un déploiement de la culture équitable. Dans l’attente de la proposition du Conseil fédéral, la tension demeure.

Un verdict en demi-teinte

Le tribunal militaire a donc inculpé le contrôleur aérien de Meiringen d’homicide involontaire. Cependant, la peine qui lui a été infligée peut être considérée légère: 60 jours-amendes à 170 francs avec sursis, ainsi que 40'000 francs de contribution aux frais de procédure. Peut-être que cela correspond à une prise en compte du contexte, mais ce n’est pas sûr. A en croire les propos recueillis par le Blick, l’officier qui a porté l’accusation pense que la peine infligée n’était pas le plus important. Pour lui ce qui comptait vraiment était d’arriver à une condamnation, et signifier que le contrôleur a commis une erreur ayant eu l’accident comme conséquence. Heureusement, ces six dernières années, tout au long de la procédure d’enquête, le contrôleur inculpé n’a pas dû quitter son poste, et a joui du soutien et de la confiance de son employeur et des camarades du pilote décédé. Aussi, l’aéroport de Meiringen a été équipé de matériels plus performants, et les avions de nouvelle génération permettront d’éviter les problèmes de connexion en vol rencontrés. Reste à donner suite à la requête des opérateurs relayée par les parlementaires pour que dans les domaines de l’aviation, des soins, mais aussi dans tout autre domaine où la sécurité est primordiale, l’on arrive rapidement à poser d’autres questions que «à qui la faute?» si jamais les choses ne tournaient pas rond. 

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@Lou245 16.02.2024 | 10h10

«Merci pour cet article qui pose la question de l'équité et de la justice! Cela me ramène à l'oppression qui a prévalu durant la période covid, et à ces policiers qui ont usé à mon sens excessivement de leur pouvoir (voir le film Totalitarisme helvétique). J'estime que tout un chacun devrait être amené à réfléchir à cette notion de justice ou de juste punition, qui englobe le fait de chercher à comprendre tout ce qui s'est passé avant, pendant et après... en gardant à l'esprit ce qu'est le "droit naturel" qui devrait prévaloir avant toute sanction. "Le droit naturel, qui comprend notamment le droit à la vie et à la santé, le droit à la liberté, comme le droit de propriété ; il est inhérent à l'humanité, universel et inaltérable, alors même qu'il n'existe aucun moyen concret de le faire respecter"...»


À lire aussi