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Analyse / La main invisible, la dette et la violence


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Le 300ème anniversaire du baptême de Adam Smith, fêté début juin, et le récent accord trouvé sur la dette américaine fournissent l’occasion d'interroger les récits sous-jacents à notre pratique économique. Ces récits contribuent à faire oublier la violence nécessaire pour maintenir le fonctionnement actuel de l’économie mondiale. La nature politique de ces récits empêche d’imaginer des alternatives.



Des récits mythologiques

Il est difficile de croire qu’à notre époque un large pan des économistes se contentent de fonder leur discipline en s’appuyant sur des mythes. C’est pourtant ce qu’ont mis en évidence des travaux d’anthropologues. David Graeber, par exemple, pointe l’absence de tout fondement scientifique au récit standard qui voudrait que la monnaie est apparue pour améliorer une économie basée sur le troc (voir son important ouvrage Dette: 5000 ans d’histoire). De manière analogue, l’attribution au moraliste écossais Adam Smith de la conception que l’économie aurait priorité sur le politique, est tout autant dénuée de fondement. S’il est vrai que Smith a imaginé que les acteurs économiques puissent opérer en ne suivant que leurs propres intérêts, car une main invisible serait intervenue pour défendre l’intérêt général, il n’aurait par exemple pas poussé son idée jusqu’à défendre l’esclavagisme ou l’accumulation exagérée de richesses dans peu de mains. On voit alors que de tels récits mythologiques servent des intérêts politiques.

La place centrale de la dette

Dans notre système économique la croissance est fondamentale, et le fait qu’il soit possible d’emprunter des sommes d’argent à la seule condition de les rendre avec des intérêts, en est un mécanisme crucial. On peut se demander pourquoi tant de personnes se privent de leur liberté en s’endettant, mais il est encore plus mystérieux que les Etats eux-mêmes s’endettent. Le fonctionnement actuel de l’économie explique en partie ces comportements, justement parce qu’il faut qu’il y ait croissance. Mais les Etats empruntent aussi pour étendre leur domination. Ainsi, pour financer les missions des conquistadors, les têtes couronnées européennes empruntaient à des banquiers. Ces derniers ont d’ailleurs été les seuls à vraiment tirer profit de la découverte et de l’exploitation du Nouveau Monde.

Le psychodrame du plafond de la dette américaine

Les médias ont récemment suivi les tribulations du président américain Biden pour éviter le défaut de paiement de son administration. Rappelons rapidement l’essentiel. Aux Etats-Unis, c’est le Congrès qui fixe le plafond de la dette d’Etat. Celui-ci a été rehaussé 79 fois en un siècle, et il a été atteint une énième fois en janvier 2023. C’est-à-dire que l’administration avait dès lors besoin d’emprunter plus que les 31 mille milliards de dollars du plafond pour assurer son fonctionnement courant. Cette somme énorme représente 125% du PIB américain. Les Républicains ont essayé de profiter de cette situation, et de leur majorité à la Chambre des représentants, pour obtenir des concessions de Biden. Les journalistes ont donné beaucoup de place à l’explication du processus, à la négociation entre les parties, mais surtout à évaluer l’ampleur de la catastrophe qui aurait suivi, si jamais un accord n’avait pas été trouvé avant la date de cessation de paiement – fixée autour du 5 juin.

Un accord a finalement été trouvé juste à temps, mais certains ont eu l’impression d’une mise en scène. Le Monde a intitulé un éditorial «Pour en finir avec le psychodrame du plafond de la dette américaine». Le Financial Times a même utilisé l'expression «jeu de la poule mouillée» pour décrire ce qui s’est passé. Dans un tel jeu les joueurs se retrouvent sur une route de collision et celui qui en dévie pour éviter l’accident est considéré comme un lâche. On mesure l’absurdité de la situation sachant que Biden aurait de toute façon pu s’en sortir en utilisant un expédient déjà envisagé par Obama, lorsque celui-ci s’est trouvé dans une situation analogue en 2011: le Président aurait pu frapper une pièce de platine d’une valeur de 1'000 milliards, et continuer à dépenser. D’autres voies moins spectaculaires étaient aussi ouvertes.

La dette et l'armement

Avec l’accord bipartisan voté par le Congrès, le plafond de la dette pourra être réhaussé jusqu’au 1er janvier 2025, de sorte que ce ne sera pas un sujet de débat lors des législatives qui se tiendront en novembre 2024. Les Républicains ont obtenu que l’on ne touche pas aux dépenses militaires, que le soutien aux vétérans soit maintenu, et qu’il n’y ait pas d’impôt supplémentaire. Le président démocrate se félicite de ne pas devoir trop contraindre les dépenses sociales et de pouvoir maintenir son engagement en faveur des énergies renouvelables et de l’annulation des dettes contractées par les étudiants. Ce compromis politique est largement insatisfaisant, vu qu’il évite soigneusement d’aller à la racine du problème. D’ailleurs les parties se sont privées de la possibilité de traquer efficacement les fraudes fiscales, en limitant le recrutement de personnel compétent! Mais quelle est l’origine du problème? La réponse est d’une déroutante simplicité: la dépense militaire. 

De fait, la courbe de la variation de la dette des Etats Unis suit de très près celle de ses dépenses militaires, et beaucoup estiment que ces dépenses expliquent à elles seules le déficit américain (voir par exemple le chap. 12 du livre cité de Graeber). Les Etats Unis ne sont pas le seul pays endetté: le Fonds monétaire international (FMI) recense 41 Etats gravement endettés. Pour la plupart de ces pays, ceci implique une perte d’autonomie. Pour les Etats Unis, au contraire, l’endettement offre une forme paradoxale de contrôle. Ses créditeurs sont essentiellement des investisseurs institutionnels de pays comme l’Allemagne, le Japon, la Corée du Sud, Taiwan, la Thaïlande, ou les pays du Golfe, qui sont tous dépendants de sa protection militaire. Or, celle-ci est largement financée avec leurs prêts! Même la part de la dette détenue par la Chine lie celle-ci aux intérêts américains. Pour saisir l’ampleur de cette domination paradoxale il suffit de noter que les obligations émises par les Etats Unis, détenues par ses créditeurs, correspondent à un tiers du total des obligations émises par tous les pays du monde.

Difficulté à imaginer des alternatives

Bien que des analystes indiquent qu’il suffirait de diminuer de 5% les dépenses et d’augmenter de 2% les impôts pendant 30 ans, pour ramener la dette américaine à 70% du PIB, on voit quels intérêts il faudrait bousculer pour sortir du fonctionnement actuel. Le positionnement belliciste des pays occidentaux par rapport à la guerre en Ukraine n’est qu’une indication du fait qu’il faudra encore attendre longtemps pour que les choses changent de manière radicale.

Les dépenses militaires augmentent de partout: en 2022 elle ont augmenté de 4% au niveau mondial; le budget de la défense chinois a augmenté d’environ 75% ces dix dernières années; celui du Japon devrait augmenter de deux-tiers d’ici 2027, portant ce pays à être le troisième sur la liste des plus dépensiers; suivant l’incitation de l’OTAN, les pays européens tâchent d’arriver à dépenser 2% de leurs PIB respectifs en armement (la Pologne vise même les 4%); et tout en ne faisant pas partie de l’OTAN, la Suisse a décidé une augmentation progressive des dépenses jusqu’à 1% du PIB en 2030, pour arriver à 8 milliards de francs par an. La fin de la guerre froide avait laissé entrevoir la possibilité de réorienter les dépenses publiques pour faire face aux besoins de la société civile. Les machines de guerre sont relancées, et elles demandent à être alimentées. Ou alors est-ce l’économie elle-même qui a besoin de cette dynamique, les marges de croissance se réduisant par ailleurs?

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

3 Commentaires

@willoft 16.06.2023 | 13h15

«La dette est sauf erreur de
31.5 billions.»


@willoft 18.06.2023 | 23h37

«Tous les vieux cons ont sans doute pensé
Quils pourraient inverser le cours de l'histoire
»


@stef 30.07.2023 | 17h39

«Waouh, quelle claque !
Homo Sapiens est au bord du gouffre, mais continue pourtant d'avancer sur un pont tissé de billets de banque en train de s'effriter ! »


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