Analyse / L’art au temps du coronavirus
Alors que tous les espaces artistiques institutionnels et privés sont restés longuement clos (musées, galeries), condamnés à nous offrir des séances en solitaire (cinémas) ou rouverts, mais soumis à des mesures humiliantes (théâtres), la question de l’utilité de la création et de la possibilité de diffusion des expressions artistiques au temps du coronavirus se doit d’être posée.
Anne Voeffray, photographe et sociologue
Ce d’autant plus si nos politiques continuent de considérer ce genre de problème sanitaire comme extrêmement grave, cette crise aux conséquences sociales dramatiques peut devenir la première d’une longue série. Dès lors, comment créer un lien avec des personnes masquées, apeurées ou angoissées, alors que l’injonction est à la «distanciation sociale» et comment offrir des espaces de liberté, de rêve, de réflexion commune, quand nos corps et nos esprits sont soumis à l’appel général au «confinement»? Comment se priver des bénéfices de l’art, mis en quarantaine par nos politiques, ce besoin pourtant fondamental pour notre santé physique, psychique et spirituelle, en cette période de crises multiples (des politiques, de l’économie, des liens sociaux, des systèmes de santé privatisés, etc.)?
L’expérience inédite, mais peut-être pas unique — que nous venons de vivre et dont nous tentons de sortir — nous indique de façon aiguë quelques pistes de réflexion quant à l’utilité de l’art tant sur les plans individuel, social, sanitaire et politique:
Durant ce temps hors de tout temps, nous avons assisté à un foisonnement de créations artistiques, en particulier humoristiques (images, dessins, vidéos, etc.), réalisées par des créateurs plus ou moins connus et diffusées «viralement» sur les réseaux sociaux. Rire et tenir la peur à distance. Rire et poser un regard critique sur les aberrations des gouvernés et surtout des gouvernants. Rire et se sentir moins seuls. Rire et rêver d’un autre monde. Les concerts spontanés aux balcons nous ont offert des moments de grâce. Les enfants qui jouaient à nouveau dans les rues et dessinaient à la craie sur le bitume semblent être des images rêvées. Même les oiseaux devenaient plus lyriques dans un ciel non délimité par les traces des avions.
Il serait intéressant d’étudier comment et avec quelles reconfigurations une période de crise aiguë change le rapport entre désir de consommation et nécessité de création artistique. J’aime imaginer que des anonymes, privés des offres culturelles habituelles, se mettent à peindre, à chanter, à cuisiner… La mise entre parenthèses des offres culturelles nous offre un temps retrouvé, celui de l’ennui et peut-être aussi celui de la création.
Quelques initiatives individuelles — «The garden» du photographe Erik Madigan rendant hommage à sa mère morte du Covid — ou collectives — «Temps suspendu», appel à projet lancé par la plateforme pour la photographie en Suisse PHOTOAGORA —, ne suffisent pas à cacher le relatif silence de certains artistes. S’agit-il d’y lire le signe d’une inquiétude face à leur avenir financier et donc créatif? Comment en effet questionner le système, ses choix politiques passés et présents discutables, lorsque celui-ci nous plonge dans la précarité? Je ne parlerai pas ici des artistes institutionnalisés qui ne peuvent se permettre la remise en question de la main qui les nourrit… L’impossible transposition de la danse sur un écran virtuel pose également la question de la nécessité du corps à corps avec le public. Même la photographie a besoin d’un support tactile: avoir envie de toucher une image, être touché par elle. Le Conseil fédéral suisse ayant considéré en effet que les restrictions n’empêchent pas les photographes d’exercer leur métier, comment réaliser des portraits, comme un pas de danse à deux, tout en respectant la «distanciation sociale»? Comment transmettre l’amour de la photographie lors d’ateliers, alors que le collectif est banni?
La créativité en temps de crise de la plupart des politiques culturelles et des institutions muséales devrait être analysée sociologiquement. Comment celles-ci, malgré le soutien financier public dont elles ont continué à bénéficier durant leur fermeture imposée, outre les visites virtuelles, la diffusion en ligne de spectacles et la mise à disposition de certaines archives, ont-elles su réinventer de nouveaux espaces temporaires et virtuels d’exposition, ouverts aux artistes locaux ou au public? L’Institut pour la photographie de Lille a développé un nouveau format de capsules «Une photographie, des regards», qui associe le son aux visuels des expositions d’extraORDINAIRE: une manière didactique originale et inspirante de développer son regard et la lecture critique des images. Le groupe indépendant néerlandais Tussen kunst & Quanrantaine a invité les créateurs en herbe à s’inspirer d’œuvres célèbres à l’aide d’objets de leur quotidien créant ainsi une immense et foisonnante banque de données d’autoportraits de confinement sur Instagram. Autre exemple de soutien à la culture, l’initiative privée de La fabrique des regards à Bruxelles a organisé l’exposition Exi(s)t d’une centaine d’images de plus de 50 photographes belges sur les espaces publicitaires culturels désertés pendant la crise, permettant ainsi, outre de visibiliser le travail de ses artistes, de les rapprocher de la population.
Que peut l’art dans la lutte contre le coronavirus? Il peut nous aider à symboliser ce qui peut générer des angoisses. Mettre en image un méchant virus, c’est un peu comme dessiner le fantôme que l’on croit caché sous son lit lorsque l’on est enfant. L’art nous permet de métaboliser sa colère, son deuil à travers quelque chose de créatif, des mots, des notes, des couleurs, des découvertes ou retrouvailles avec un.e auteur.e. Il nous accompagne à nous familiariser avec l’idée selon laquelle, les virus et bactéries, depuis toujours, actuellement et à l’avenir, sont des entités avec lesquelles il va nous falloir cohabiter (David Le Breton). L’art, consommé ou créé, peut nous encourager à oublier un instant notre propre corps, puis de le redéployer dans ce monde mouvant où chacun de nos gestes se trouve gouverné par d’autres (biopolitique, Michel Foucault), afin de se le réapproprier différemment. Il peut nous aider à penser (panser) notre finitude en proposant une mise en lien de notre être avec le cosmos. En nous offrant d’imaginer d’autres possibles, l’art en temps de crise contribue enfin à déciller nos yeux, grâce à la mise en lumière d’aspects philosophico-politiques que l’on ne peut ou ne veut voir en temps «normal», c’est-à-dire dans un temps où l’on n’a pas le temps de voir…
Pour conclure, quelles fragilités socio-politiques et sanitaires se trouvent révélées par cette crise sous le prisme de l’art? La réouverture différée des musées, galeries, librairies — pourtant peu habitués à de grandes affluences, hors vernissages et dédicaces — indique clairement la place hiérarchique que l’on accorde à l’art dans notre société, soit après la grande distribution et les biens de consommation courants… Sans parler de la tentative d’aseptisation des arts de la scène — artistes masqués face à un public disséminé — digne d’un sketch de Fernand Raynaud.
Que dire enfin de l’aide d’urgence accordée aux artistes par les autorités? Amenés à puiser dans leurs réserves financières, s’ils en ont, ils se trouvent souvent réduits à quémander des aides privées ou s’endetter, alors que les milliards pleuvent sur les compagnies d’aviation et autres multinationales. Nourritures du corps versus celles de l’esprit, nos dirigeants semblent omettre le fait pourtant scientifiquement prouvé (voir les 146 pages du rapport de l’OMS sur cette question) que l’art est décidément bon pour la santé!
«Art is a Guaranty of Sanity», Louise Bourgeois
Ce texte a été rédigé au printemps 2020, lors du premier semi-confinement. Il est, de l'aveu-même de son auteure, toujours malheureusement d'actualité.
Pour aller plus loin:
Vient d'être publié l'ouvrage collectif A quoi sert (encore) l'art en temps de crise sanitaire? sous la direction de Christophe Pittet, Paris, Téraèdre, 2021.
Le vernissage de l'ouvrage aura lieu le 9 septembre au Musée Jenisch de Vevey.
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