Média indocile – nouvelle formule

Analyse

Analyse / Instable Argentine: 2003-2023, heurts et malheurs du kirchnérisme


PARTAGER

Les 19 et 20 décembre 2001, une foule de manifestants en colère investit le centre de Buenos Aires et la Casa Rosada (la Maison Rose), siège du président de la République argentine. Depuis plusieurs semaines, dans la capitale, la situation n'en finit pas de se tendre. Les grèves se multiplient ainsi que les pillages de supermarchés avec un cri partout répété: «Que se vayan todos!» (Qu'ils s'en aillent tous [les politiciens]!)...



Article publié sur Herodote le 20 novembre 2023


Le président  radical Fernando de la Rúa, décrète alors l'état de siège et la police tente de dégager sa résidence. La répression fait une quarantaine de morts mais la pression ne faiblit pas. De guerre lasse, le chef de l'État s'enfuit en hélicoptère.

Les émeutiers ont vaincu mais le pays est une nouvelle fois au bord du gouffre. C'est l'aboutissement douloureux d'une politique néolibérale entreprise par le précédent président, le flamboyant Carlos Menem, qui avait dû renoncer au pouvoir en 1999.

En 2003, l'arrivée à la présidence de Néstor Kirchner, un péroniste « de gauche » va ramener le retour à la stabilité... sans que quiconque imagine toutefois que l'Argentine redevienne comme il y a un siècle ou seulement un demi-siècle l'un des pays les plus prospères de la planète. Vingt ans plus tard, l'élection d'un électron libre ultralibéral, Javier Milei, sonne le glas de cette embellie et la fin du « kirchnérisme ». Sera-ce pour autant la fin du péronisme, une doctrine sociale héritée de Juan Domingo Perón, au pouvoir de 1945 à 1955 ? L'avenir le dira.

L'Argentine dans l'ornière

Les données de la Banque mondiale attestent du décrochage économique de l'Argentine au cours des dernières décennies. En 1970, son PIB/habitant talonnait celui de la France et cinq à six fois supérieur à celui du Brésil. Aujourd'hui, il dépasse de moitié celui du Brésil mais est trois inférieur à celui de la France.
Toutefois, ces données économiques méritent d'être tempérées par les données sanitaires qui demeurent honorables, grâce en soit rendue au niveau éducatif de la population. L'espérance de vie en Argentine a progressé au même rythme qu'en France et la mortalité infantile (décès pour mille enfants de moins d'un an) est au même niveau qu'aux États-Unis (il est vrai que les États-Unis affichent des performances calamiteuses en matière de santé eu égard à leur puissance économique).

Les charmes factices de la «dollarisation»

Après les déceptions du péronisme et les crimes de la dictature militaire, les Argentins ont cherché à revenir dans la normalité en portant à la présidence le tranquille radical Raúl Alfonsín le 10 décembre 1983 puis le péroniste Carlos Menem le 8 juillet 1989. Le monde connaît alors la chute du système soviétique et le triomphe des États-Unis et de leur système économique.

L'Argentine elle-même ne s'est pas remise de ses démons. Elle souffre d'hyperinflation et peine à exporter ses produits traditionnels (céréales, viande, vins...). Les classes possédantes craignent que l'inflation ne dissolve leurs capitaux et transfèrent ceux-ci à l'étranger.

Le nouveau président se rallie à la doctrine monétariste de Milton Friedman, chef de file de l'école de Chicago, selon laquelle un État doit laisser « le marché » faire son office et se contenter de stabiliser sa monnaie.

Carlos Menem (photo) juge donc primordial d'enrayer l'inflation (dico) et pour cela aligne la monnaie sur le dollar. Le 1er janvier 1992, il crée un « nouveau peso » dont l'État garantit la parité avec le dollar américain (un peso = un dollar).

Dans le même temps, il privatise le très important secteur public légué par Perón et libère les échanges. Le 26 mars 1991, à Asunción (Paraguay), il fonde avec ses homologues du Paraguay, du Brésil et de l'Uruguay un marché commun inspiré de l'expérience européenne. C'est le Mercosur (Mercado Común del Sur).

Les résultats ne se font pas attendre : l'inflation retombe à des niveaux très bas et les investisseurs étrangers affluent et achètent à tour de bras les entreprises publiques (transports, énergie, eau...). Michel Camdessus, directeur général du Fonds Monétaire International, ne tarit pas d'éloges sur le  « miracle argentin »

Mais les exportations s'effondrent du fait qu'exprimées en dollars, elles ne sont plus concurrentielles sur les marchés étrangers. Le déficit commercial devient abyssal.

Les inégalités explosent très vite. Tandis que la bourgeoisie, riche de ses capitaux placés à l'étranger ou dans les entreprises de services, jouit sans entrave des produits et des technologies dernier cri, les chômeurs remplissent les bidonvilles des faubourgs de Buenos Aires. Le « miracle économique », fondé sur la spéculation et non la production, n'est pas sans rappeler la situation de l'Espagne dans les années 2000 avec sa bulle immobilière.

Son caractère factice apparaît très vite. À partir de 1998, le pays entre en récession et plus d'un cinquième de la population est bientôt touché par le chômage. La fuite des capitaux s'accélère jusqu'à atteindre les 200 milliards de dollars.

Fernando de la Rúa, qui succède le 10 décembre 1999 à Carlos Menem, n'ose pas plus que ce dernier remettre en cause l'arrimage de la monnaie nationale au dollar. Il appelle le FMI au secours et reçoit une aide de 40 milliards de dollars. Lui-même lance un classique programme de relance de 20 milliards de dollars (grands travaux...).

Mais rien n'y fait et l'Argentine s'enfonce dans la crise. Le taux d'intérêt auquel l'État doit rembourser sa dette devient prohibitif. Dans les rues, les ménagères en colère manifestent bruyamment avec des concerts de casseroles. Amère désillusion pour ce pays qui se flattait quelques années plus tôt d'être le plus riche du continent sud-américain.

Le 1er novembre 2001, au bord de la crise de nerfs, le gouvernement exige de ses créanciers un rééchelonnement et une réduction de sa dette. Insuffisant. 

Début décembre 2001, pour limiter tant bien que mal la fuite des capitaux, il établit le contrôle des changes et limite les retraits bancaires à 250 euros par semaine. C'est le « corralito » (petit enclos), une vexation qui porte à son paroxisme la colère des classes moyennes. Après son soulèvement et la fuite piteuse du président, il ne reste plus qu'à reconstruire le pays dans l'improvisation.

Un sursaut inattendu

Dans les deux semaines qui suivent, l'Argentine change quatre fois de président. À la fin décembre, le gouvernement se résout à faire défaut sur sa dette publique extérieure. Le président par intérim Eduardo Duhalde se lamente : « L'Argentine est en faillite. Notre modèle pervers a jeté 2 millions de compatriotes dans l'indigence, détruit la classe moyenne et nos industries »(note).

Le 6 janvier 2002, constatant avec retard que le contrôle des changes paralyse l'activité, il se résout à dévaluer le peso de 28 % par rapport au dollar. C'est la fin de la « dollarisation ». La monnaie nationale va pouvoir retrouver son cours naturel, tel que la valeur des importations (en devises étrangères) s'aligne sur la valeur des exportations (en pesos).

La transition est extrêmement brutale et semble donner raison aux prophètes de malheur qui, à Washington, au FMI, dénonçaient le retour à une monnaie flexible. Rien qu'en 2002, le PIB (richesse nationale) s'effondre de 11% et les prix en pesos flambent d'environ 30%. 

Mais les Argentins se reprennent très vite et dans les années suivantes, la croissance économique repart de plus belle avec des taux à la chinoise de l'ordre de 6 à 8 % par an. Grâce à la dévaluation et à la libre fluctuation des monnaies, elle bénéficie d'un taux de change très avantageux (3,6 pesos pour un dollar), et aussi (et surtout) de l'explosion de la demande chinoise en produits de base (céréales, vin, soja, viande...).

Fort de cette conjoncture, Roberto Lavagna, ministre de l'Économie, peut « restructurer » la dette publique de 100 milliards de dollars, autrement dit négocier avec ses créanciers une « décote » (réduction) de 75%. À prendre ou à laisser. 

Le 25 mai 2003, Néstor Kirchner, issu des Jeunesses péronistes, est élu à la présidence de la République. Il mène à bien la restructuration de la dette engagée par Roberto Lavagna et peut tranquillement gérer la prospérité retrouvée en s'affichant fidèle au justicialismela doctrine de Perón (1945-1955).

Revenue des illusions passées, l'Argentine multiplie les dispositions protectionnistes, jusqu'à vider de son contenu le traité de libre-échange du Mercosur.  Elle est donnée en exemple par le Prix Nobel d'économie Paul Krugman. Encore doit-elle résister au péché populiste, avec une classe politique qui dilapide les ressources de l'État dans une fonction publique surdimensionnée...

Le retour de la tentation populiste

Le 10 décembre 2007, au terme des deux mandats autorisés par la Constitution, Néstor Kirchner s'est offert le luxe de transmettre la présidence à son épouse Cristina Fernández de Kirchner. Celle-ci a poursuivi son oeuvre tout en faisant face à partir de 2008 à la crise des subprimes et à l'effondrement de la demande chinoise. Les gains à l'exportation ont diminué sous l'effet de la crise mondiale de sorte que l'excédent commercial s'est réduit comme peau de chagrin.

Après une décennie de prospérité qui n'a pas mis fin aux tentations clientélistes, le climat n'a pas tardé à s'assombrir de nouveau. Les habitants se voient privés des bénéfices de la croissance par une inflation de plus de 20% par an. L'État, revenu à ses anciens errements, ponctionne les exportations agro-alimentaires par de lourdes taxes pour financer la fonction publique. Dans l'industrie, pour ne rien arranger, les actionnaires, étrangers pour la plupart, choisissent de rapatrier leurs bénéfices plutôt que de les réinvestir sur place.

Le 10 décembre 2019, à défaut de pouvoir se faire réélire, Christina Kirchner a cédé son fauteuil à Alberto Fernández tout en s'arrogeant une vice-présidence qui lui laissait la réalité du pouvoir.

Las, en 2023, c'est dans une ambiance d’une grande instabilité et de désenchantement de la politique que l’Argentine commémore les 40 ans de démocratie, rétablie en 1983 après une des dictatures les plus violentes de son histoire...

Avec l'accentuation de la crise économique, quarante pour cent de la population se trouve en 2023 au-dessous du seuil de pauvreté. Quatre travailleurs sur 10 ne sont pas déclarés. Presque 50% des gens reçoivent quelque forme d’aide sociale, telles que l'allocation universelle pour enfant (AUH), les programmes (subventions) Potenciar Trabajo, Alimentar y ProgresarMás y mejor trabajo ainsi que les pensions non contributives (celles qui ne nécessitent pas de cotisations pendant la vie active et qui fournissent un revenu de 80% de la pension minimale). Le pays est lourdement endetté et le Fonds Monétaire International exige une politique d’austérité difficile à mener dans ce contexte et surtout en période électorale.

L’inflation a dépassé les 100% annuel (6,3% en juillet 2023) et les gens voient leur pouvoir d’achat s'effriter mois après mois. Dans ce pays magnifique, doté par la Nature de tous les dons, on en arrive à ce paradoxe consternant que la majorité des jeunes placent leurs espoirs dans un exil vers la vieille Europe, le continent qu'ont fui leurs aïeux !

La casta (« caste ») au pouvoir se tient cependant éloignée de ces défis. Christina Kirchner s'en tient à dénoncer la puja distributiva, autrement dit la « lutte pour l'accaparement des richesses » menée par les riches. Quant au président Alberto Fernández, il multiplie les mesures sociétales à destination des minorités sexuelles et autres, notamment en prenant parti pour la « théorie du genre », ce dont la masse des citoyens se contrefiche (d'autant que l'Argentine s'honore d'être depuis longtemps déjà le pays le moins machiste d'Amérique latine !).

Il y a un sentiment de méfiance envers le système politique qui ne va pas jusqu’à mettre la démocratie en danger mais se traduit en abstention ou en vote pour un inconnu qui défie le statu quo. C'est ainsi que sorti de nulle part, Javier Milei est devenu l’instrument pour exprimer ce désenchantement, cette frustration répétée par rapport à des gestions politiques qui ont toutes mal tourné.

Cet économiste ultralibéral de 53 ans, disciple de Milton Friedman, qui se dit à la fois climatosceptique, fervent catholique (et hostile au pape argentin !), a été élu largement le 19 novembre 2023 avec 56% des suffrages face au ministre de l'économie du gouvernement sortant, le péroniste Sergio Massa. Reste à voir si ses recettes à l'emporte-pièce sortiront le pays de l'ornière.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@willoft 26.11.2023 | 17h45

«Le problème argentin date d'il y a quelques siècles quand certains ont mis la main, beaucoup par privilège, sur des Estancias de dizaines de milliers d'hectares avec une main d'œuvre casi esclavisée.

Nonobstant la classe moyenne a pu se développer, pour preuve la beauté de Buenos Aires, le Paris d'Amérique du Sud.

La seconde guerre mondiale a ruiné tout celà avec des immigrés aux moyens illimités et rachetant tout, comme c'est le cas dans les pays du Mercosur.

Dès lors l'influence américaine a conduit aux dictatures pour protéger ces grands intérêts.

Le problème actuel, outre la fuite des capitaux et la spéculation sur les taux de change et l'évasion fiscale avec des zones franches en Uruguay mais pas que.

En d'autres termes on vend à prix les matières à des succursales qui elles les revendent en multipliant par 5 ou 10.

Et le tour est joué et l'Argentine qui devrait être un des pays les plus riches au monde est en permanence en défaut !»


À lire aussi