Analyse / De quoi la réécriture de Roald Dahl est-elle le nom? Certainement pas du wokisme
En février 2023, l’éditeur anglais Puffin Books annonçait la réécriture de certains passages de l’œuvre de Roald Dahl. Une pratique courante, selon la maison d’édition qui a néanmoins provoqué une flambée d’indignation au Royaume-Uni – avec des réactions du Premier ministre et de la reine consort, puis dans le reste du monde.
En France, Gallimard s’est senti obligé de promettre qu’il ne toucherait pas une ligne de l’écrivain. Les médias conservateurs et les réseaux sociaux se sont enflammés contre ce qu’ils ont identifié comme étant une nouvelle offensive woke. Mais qu’est-ce que le wokisme? Peut-on vraiment appréhender ce fait de société sous l’angle de la morale?
Introuvable wokisme
Il faudrait commencer par se mettre d’accord sur ce qu’on entend par wokisme. A ce jour, nulle définition satisfaisante n’a réussi à saisir une idéologie aux contours flous, qui n’est pour l’essentiel pas revendiquée par les militants qu’elle est censée décrire, et qui est fréquemment utilisée pour dénigrer a priori des formes de revendications qui ne se recoupent pas toujours. De plus, le wokisme est souvent vu comme une idéologie portée par une «minorité bruyante». Le problème, c’est qu’on ne trouve pas de telle minorité derrière la décision de réécriture de Roald Dahl. Aucun séminaire universitaire, nulle pétition d’association de personnes en surpoids, et encore moins de manifestation gauchiste. La maison d’édition et la société Netflix, devenue depuis peu propriétaire de la Roald Dahl Story Company, portent seules la responsabilité de ce choix.
Une idéologie aux contours flous, censée être minoritaire, serait parvenue, sans le concours d’aucun porte-parole ou militant, à infléchir un grand groupe éditorial soutenu par une multinationale du streaming. Une telle accusation, dans un autre domaine que la morale, serait rapidement taxée de complotiste. Il existe toutefois une autre explication, bien plus pragmatique, qui nous est donnée par la première réécriture de Roald Dahl par lui-même.
La vie pas très woke de Roald Dahl
La version originale de Charlie et la chocolaterie présentait les fameux Oompa-Loompas comme une tribu de pygmées, vivant au plus profond de la jungle, et que Willy Wonka payait en fèves de cacao. Des allusions flairant bon «Tintin au Congo». Sauf que nous ne sommes plus en 1931, mais en 1964, en plein mouvement des droits civiques. Quelques années plus tard, l’auteur se résout à «dé-négriser» son livre en transformant le peuple africain en petites personnes fantastiques. Prise de conscience salutaire? Le fait que l’auteur profère quelques années plus tard des propos clairement antisémites (il affirme qu’il existe probablement un trait de caractère juif qui provoque de l’animosité et que même une ordure comme Hitler n’a pas pu s’en prendre à eux sans raison) doit nous convaincre du contraire.
La morale, gardienne de l'avidité
«Si Dahl nous offense, ne le réimprimons pas», a réagi l’écrivain britannique Philip Pullman. Un commentaire qui a le mérite de recentrer le débat: pourquoi réécrire un auteur aux propos problématiques, quand il existe un tas d’autres textes anciens ou modernes, qui savent nous enchanter? Parce que c’est avant tout une question de gros sous. Pas le moins du monde woke, Roald Dahl s’est résolu à modifier son œuvre de son vivant pour l’adapter à la société. Il se maintient ainsi depuis des décennies parmi les auteurs pour enfants à succès, tandis que d’autres ont disparu du devant de la scène en raison d’un style désuet ou de tournures racistes.
Ne nous trompons pas de cible
On réécrit une œuvre parce que c’est rentable de le faire. La morale ici est secondaire. Notre système capitaliste démontre ainsi une fois de plus la facilité avec laquelle il absorbe et retourne des idéologies qui s’en prennent initialement à lui, comme la contre-culture et l’écologie. La défense de la littérature est légitime. Mais contrairement à ce qu’a affirmé un certain nombre d’éditeurs en défense de Roald Dahl, ce n’est pas la morale qui abêtit la littérature, mais sa commercialisation à outrance, la concentration des éditeurs, des distributeurs et des grands groupes actifs dans le divertissement, qui réduisent le choix éditorial à disposition des lecteurs.
Le grand gagnant de cette polémique, c’est bien sûr la multinationale Netflix, qui s’est assurée à peu de frais d’un sacré coup de projecteur sur l’œuvre qu’elle vient de racheter, tout en sortant indemne de la polémique. Il est curieux de constater que le wokisme provoque aujourd’hui plus d’indignation que le capitalisme.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
5 Commentaires
@AndreD 07.04.2023 | 08h33
«Bonjour,
Oui le capitalisme peut être woke (lisez le "capitalisme woke" de Anne de Guigné, Presse de la Cité 2022).
Vous ne savez pas ce qu'est le wokisme alors lisez "Wokisme" de Anne Toulouse, Elidia 2022 ou lisez "La Religion woke" de JF Braunstein, Grasset 2022. D'ailleur BPLT en a parlé : https://bonpourlatete.com/culture/pour-mieux-comprendre-le-wokisme-tachons-donc-de-le-deconstruire»
@Patrick 07.04.2023 | 10h04
«Merci pour cette analyse!»
@Karpov 07.04.2023 | 10h06
«Je suis frappé par l’ignorance (ou la fausse naïve) sur laquelle s’appuie cet article. Il y a toute une bibliothèque sur le wokisme dont l’excellent livre de JF Braunstein, La religion woke. Il suffit de lire ces essais pour éviter l’es platitude. »
@hum 07.04.2023 | 10h10
«Comme si le wokisme était anti-capitaliste! Netflix et Disney sont très woke, par exemple. Et quand nos banques publient des photos de leurs stagiaires ou apprentis, elles prennent soin de montrer une diversité de genres et au moins deux races. Est-ce pour être à la mode du jour? Ou parce que les universitaires enrôlés dans le management de ces compagnies sont de plus en plus woke? Probablement les deux.»
@stef 20.05.2023 | 18h40
«Le wokisme doit être combattu avec force, autant que le néolibéralisme.»