Lu ailleurs / New York Times: un succès sans partage
Le quotidien américain, selon un de ses collaborateurs, ressemblerait de plus en plus à Facebook ou à Google: une sorte de géant dévorant tous crus ses concurrents. Bonne ou mauvaise nouvelle? Quelques éléments de réflexion.
En temps de crise, l’information est une denrée stratégique et capitale, à forte valeur politique. Depuis que la pandémie de coronavirus a atteint les Etats-Unis et s’y répand, l’inquiétude des citoyens américains devant la légèreté apparente avec laquelle le Président Donald Trump a d'abord pris les choses grandit. Le «virus chinois» a été décrit comme «moins dangereux que la grippe», «un gros rhume»: on a vu M. Trump, fidèle à ses habitudes, se donner en spectacle en serrant des mains au mépris des consignes sanitaires, entretenir le doute sur sa probable contamination par le virus, et même se faire signifier en public par un conseiller scientifique qu’il devrait s’abstenir de parler de ce qu’il ne connait pas, en l’occurence, la fameuse hydroxychloroquine - potentiel remède miracle au sujet duquel le monde scientifique et les citoyens lambda, ceux-ci souvent sans savoir de quoi ils parlent, se déchirent.
Au milieu de la confusion, des mouvements de panique (qui se traduisent, aux Etats-Unis, par une hausse spectaculaire de la vente d’armes à feu) et des retards politiques à l’allumage, un véritable et vénérable phare de clarté et de rigueur s’est imposé dans le paysage médiatique. Le New York Times centralise et publie les données chiffrées sur la pandémie de Covid-19 dans le pays, comté par comté et en temps aussi réel que possible. Les autorités sanitaires et les scientifiques ne s’en cachent pas: ils utilisent ces chiffres pour élaborer leur plan d’action, puisque le gouvernement fédéral américain ne fournit aucune donnée précise.
Un média, en l’occurence un quotidien papier, qui, par le biais de son site internet, prend la place d’institutions étatiques dans la gestion d’une crise planétaire, il fallait le faire, et le New York Times l’a fait.
Ce qui ajoute à sa situation quasi monopolistique dans le paysage médiatique américain et, dans une certaine mesure, mondial.
Le 1er mars dernier, Ben Smith, l’ancien rédacteur en chef du site Buzzfeed News, prenait ses fonctions de chroniqueur média au New York Times. Sa première intervention s’intitulait «Pourquoi le succès du Times pourrait être une mauvaise nouvelle pour le journalisme».
Ben Smith raconte sa première rencontre avec Arthur Gregg Sutzberger, le directeur de la publication, dont la famille détient et dirige le journal. Smith avait voulu l’engager, Sutzberger avait fièrement refusé. Au début des années 2010, face au boom des sites d’information en ligne, on disait le quotidien de New York mort et enterré, et des sites en pleine expansion, comme Buzzfeed, tentaient d’en débaucher les meilleurs éléments.
Par un «plot twist» dont les scénarios hollywoodiens ont le secret, la situation, en moins de 10 ans, s’est retournée.
«Le gouffre entre le Times et le reste de l’industrie des médias est immense et ne cesse de s’agrandir», écrit Ben Smith. «Le groupe compte maintenant plus d’abonnés à sa version numérique que le Wall Street Journal, le Washington Post et les 250 journaux locaux du groupe Gannett (Indianapolis Star, The Arizona Republic, Detroit Free Press, ... ainsi que USA Today, ndlr) réunis (plus de 5 millions d’abonnés numériques, dont 10% à l’étranger). Le Times emploie 1'700 journalistes sur environ 30'000 actuellement en poste aux Etats-Unis.»
En 2014, raconte M. Sutzberger, le New York Times se trouvait en grande difficulté financière, du fait de la chute des revenus publicitaires. Le journal a alors fait le pari de résister. La New York Times Company, qui détient le journal depuis 2003, a vendu tout ce qu’elle pouvait vendre, depuis les actifs financiers jusqu’au mobilier. Et a rebondi: son action a triplé sa valeur depuis, et 400 personnes supplémentaires ont été engagées en renfort dans sa newsroom. Salaire mensuel pour un reporter débutant: 8'700 dollars.
Si Ben Smith parle de «monopole», c’est parce qu’avec le temps, et à mesure qu’il accomplissait son «virage numérique», le Times a racheté, ou littéralement avalé, tout ce qui lui faisait concurrence. Et lorgne maintenant le marché, en pleine expansion, de l’information audio et des podcasts. Le groupe de presse est en discussion pour acquérir Serial Productions, une plateforme de podcasts qui comptabilise déjà 300 millions de téléchargements.
Arthur Gregg Sutzberger, lui, se refuse à parler de «monopole»: plutôt que de dominer le marché, nous en créons un nouveau, déclare-t-il.
Par ailleurs, les dirigeants de la New York Times Company réfléchiraient aux possibilités de soutenir leurs concurrents plus faibles, étant donné la menace que fait planer l’effondrement de la presse locale sur la démocratie. On ne saura pas, pour le moment, par quels moyens.
Ben Smith se réjouit de ce revirement, et de son nouveau poste, mais il admet regretter les années où tout semblait possible pour les «nouveaux médias» numériques, même de mettre à bas le New York Times, pourvu que ce soit au nom du pluralisme et non d’une logique de marché.
En France, Le Monde affiche aussi sa réussite grâce aux abonnements numériques, en hausse (200’000 fin 2019, objectif un million en 2025).
Le quotidien du soir a fait le pari de la qualité: réduire sa pagination, miser sur des enquêtes et des reportages exclusifs (on pensera longtemps à l’affaire Benalla, révélée par Ariane Chemin en juillet 2018), et a engagé des journalistes supplémentaires l’année dernière.
Nous sommes loin, ici, du monopole évoqué par Ben Smith, mais peut-être y a-t-il une morale à cette histoire.
L'équipe d'édition de Bon Pour La Tête a eu affaire au New York Times il y a peu. En plus des Lu ailleurs que nous consacrons régulièrement aux articles du quotidien américain, une offre de partenariat numérique, à nos frais, nous a été proposée. Des débats sur ce sujet font toujours rage au sein de la rédaction.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
0 Commentaire