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Le 28 février 2022, quatre jours après l’invasion russe, sur le canal Telegram Résistance Féministe contre la Guerre, apparaît une annonce: «A présent nous allons publier des appels des femmes ukrainiennes aux femmes russes, et des Ukrainiennes qui soutiennent les mouvements de résistance contre la guerre dont les voix s’élèvent depuis les abris anti-bombes».



Sophie Perrelet, Geneviève Piron, Jil Silberstein, auteurs de l’initiative «Russie-Ukraine Les voix de la société civile», le 27 mars 2022


Alors que le siège contre l’information étouffe presque complètement la population russe, la première chose immédiatement postée sur ce canal de protestation est une vidéo de femmes enceintes à Kherson qui doivent accoucher dans les abris. Sur ce même canal, on lit:

2 mars 2022. «Nous venons de recevoir un appel des femmes ukrainiennes aux femmes russes. Nous le publions intégralement. Cette lettre inaugurera sur ce canal un cycle de déclarations personnelles: #voix_des_ukrainiennes.

«Femmes russes. Je m’adresse à vous seulement en mon nom propre, car nombre de nos sœurs vous haïssent et vous méprisent. Elles en ont tous les droits, parce que dans le flux inquiétant des nouvelles, se retrouvent mélangées des scènes de femmes civiles ukrainiennes qui arrêtent les véhicules militaires ennemis à mains nues et crient des injures au visage des occupants, et celles des Russes qui fuient par dizaines alors qu’approche un policier (…)».

3 mars 2022. Message de féministes activistes de Marioupol: «Pas de communication, plus d’électricité, ni d’eau, ni de chauffage. Ça bombarde de nouveau très très fort, des quartiers d’habitation, des écoles, des hôpitaux. J’essaie d’envoyer des messages, j’en reçois de façon fragmentaire. C’est putain l’horreur comme on a la trouille».

4 mars 2022. La poétesse et activiste Lena Samoïlenko nous a envoyé de Kiev une lettre déchirante. Partagez-la s’il vous plaît, c’est la #voix_des_ukrainiennes. 

«Aujourd'hui, lorsque deux explosions ont retenti derrière la fenêtre et que tous les livres de ma barricade de livres ont tremblé, j'ai, par réflexe, ouvert le chat du quartier. Et personne n'y avait rien écrit.
Alors j’ai compris: «On est morts». Mais simplement sans la mort.

L’espace s’est désarticulé, laissant apparaître la possibilité que nous n'existions pas.

Mais pourtant nous ne pouvons pas ne pas être. C’est pourquoi nous voilà, dans cette maison, sur ce chat. Et la guerre n’existe pas.

J'ai demandé un jour à Ivan Marovic, le leader du groupe serbe Otpor, comment il avait pris sur lui d'inspirer et d'encourager les gens à protester alors qu'il savait qu'ils seraient arrêtés, tués et peut-être torturés.

Dans mes propres actions et mes conneries je n’avais besoin de personne. Je ne voulais mettre personne en danger. J'ai décidé toute seule de rester à Maïdan. De tout filmer d'aussi près que possible. De travailler dans les hôpitaux. De me tenir sur les barricades. J'ai parcouru toute seule la Crimée en long et en large et, il y a huit ans encore, j'ai rassemblé une collection de soldats russes qui avaient promis de me tuer. J’ai participé 11 fois au référendum de la région de Lougansk pour expliquer à quel point c'était une farce. J'ai décidé de faire une grève de la faim en soutien aux prisonniers politiques et l’ai maintenue pendant 51 jours.

Je descends dans la rue avec un pavé imaginaire tous les jours.

J'aime l'impossible.

Je resterai à Kiev.

Or, vous voyez ce qu'ils font subir aux quartiers d’habitation. Ils me tueront moi, mes enfants et mes parents aujourd'hui ou demain. Dans le meilleur des cas après-demain. Je pense demain.

Et si nous mourons sous les bombes et les tirs en 2022, nous, habitants pacifiques d’une capitale européenne forte de mille cinq cents ans d'histoire, alors il ne valait peut-être pas la peine de vivre dans un monde où tout cela est possible (citation de mon ami Sasha Andrusik).

Je ne cherche à épargner ni votre vie ni la mienne. Je ne veux pas de morts, mais je fais volontairement monter la tension de ce texte car il ne suffit plus de dire qu’on n’est pas bien dans un panier à salade, que les amendes sont énormes et qu'il fait froid dans les cellules.

Il faut écrire que c'est le pied total: le panier à salade était plein à craquer, on a pris nos quartiers dans la cellule, ils vont bientôt manquer de prisons, regardez comme nos visages sont lumineux, comme on se fout de toutes leurs conneries. Regardez comme s’approche la lumière. Le monde est magnifique. Nous sommes formidables. Il n'y a pas de destin, pas de fatalité, ni d'impuissance. Il n’y a que la résolution1.

En ce moment, mes enfants ont la gastro. Et ont vomi dans tous les draps. Deux chiots qui vomissent, c'est déjà chiant en soi. Des douzaines de draps qui sentent le vomi et une canalisation bouchée… ça fait qu’on ne peut pas faire beaucoup de lessives.

La nuit, les enfants ne dorment pas et vomissent. J'essaie de les soigner et je n’arrive pas à m’empêcher de penser que demain ils vont nous tuer. Ou après-demain.

Pendant la journée, je suis collée aux hotlines et j’y lis:

"Demande d’aide sur Marioupol, homme et femme de 70 ans. Elle est aveugle. Du sucre. Besoin d’un peu d'eau, potable et non potable. Et de nourriture. Peut-être qu’il y a quelqu’un là-bas qui peut aider, ils sont hors réseau. Il s’appelle Zhora et elle Valya". 

"Si quelqu’un demande des trucs pour supporter la faim, que lui répondre?"

"Boulevard des Marins, un appartement a pris feu après un bombardement. Il y a des gens dans l'appartement, ils n’arrivent à atteindre aucun service."

"Manque d'insuline, une personne est en train de mourir. S'il vous plaît, si vous en avez dans les pharmacies, un entrepôt, ou chez vous, merci de partager (…)"

"J'ai 86 ans. Je suis à Kharkiv. Deux jours sans électricité. Je suis affamé..."

"A l’aide, ma fille est atteinte de leuco-encéphalopathie, si on arrête le traitement maintenant, on perd toute chance de la sauver. Comment faire pour sortir du pays?"

"Je dois faire sortir huit personnes de Buchi. Cinq enfants. Ils sont dans la cave. C'est insupportable".

Ensuite je prends mon tour de garde dans la cave. Je mets une musique de merde aux enfants, je joue aux échecs avec eux et je danse (…). Puis quelque chose explose à nouveau à ma fenêtre.

J'appelle mon meilleur ami qui vient de quitter la ville. On va vidéo-fumer et il me raconte les blagues les plus noires et les plus horribles de mains arrachées dans des salons de manucure. De dick pic montrant la bite d'un soldat arrachée qu’on envoie à des femmes russes. Et on rit. Il me dit: "Il me semble que je ne verrai jamais plus la beauté". Je réponds: "Quand on aura gagné, il faut qu'ils prient pour qu'on n'aille pas plus loin".

Mon mari patrouille dans le quartier. Il n'a aucune expérience du combat. C'est un poète, un queer, et un travesti. Il a un quatrième livre qui devait sortir en mai et pour lequel on travaillait les photos depuis huit mois. Et maintenant on va nous tuer demain et ce livre, personne ne le verra. Il s'intitule Hair, en référence à la comédie musicale de Forman.

Je ne sais pas quoi vous dire. Aujourd'hui, il me semble que j’ai compris pour la première fois qu’ils vont nous tuer. Demain, j'écrirai un long texte sur la victoire et je reprendrai la hotline. Opérateur 946. Je vous écoute.

J’écoute cette surdité, cette peur, cette insensibilité, cette impuissance. Je sais que vous faites de votre mieux. Disons que je serais étonnée, si vous y parvenez.

Et c’est vrai, je méprise et plains toutes celles et ceux d’entre vous qui n'essaient même pas.

Parce que le silence et les précautions ne vous sauveront pas».


1Ce passage s’adresse directement aux civils russes pour les inciter à manifester avec plus de détermination alors que grandit la répression.

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