Actuel / Mon suicide lave plus blanc
Exit Suisse alémanique diffuse une campagne de pub qui valorise la mort volontaire comme preuve ultime de liberté. Le temps où le suicide assisté offrait seulement une échappatoire à l'acharnement thérapeutique en fin de vie semble bien loin. Des médecins s'inquiètent de la facilité avec laquelle des personnes dépressives trouvent la mort grâce à Exit.
«J’ai toujours décidé moi-même comment mener ma vie, je veux également décider quand je m’en vais.» Comme huit autres personnalités d’Outre-Sarine, Anita Fetz, conseillère aux Etats bâloise, prête son image à la dernière campagne de pub d’Exit Suisse alémanique. Neuf spots qui exaltent les vertus de la responsabilité individuelle et l’importance d’être «son propre chef» jusqu’au bout. Schweizer Fernsehen a refusé de les diffuser, par crainte de heurter la sensibilité d’une partie des téléspectateurs. Mais la campagne est visible sur six télévisions locales privées jusqu’au 25 novembre.
La Bâloise Anita Fetz, cconseillère aux Etats, 60 ans: «Depuis que j’ai quitté la maison, j’ai toujours pris toutes les décisions qui concernent ma vie. Et j’aimerais pouvoir garder ce privilège jusqu’à la fin. Cela veut dire que je veux décider moi-même quand je m’en irai.» «Décider soi-même, dans la vie, comme dans la mort, Exit».
Ce qui frappe lorsqu’on écoute Anita Fetz, c’est qu’elle n’évoque même pas l’éventualité d’une maladie ou d’un handicap insupportables auquel le suicide assisté lui permettrait d’échapper. Elle revendique simplement le droit à mourir quand elle l’aura décidé et à obtenir de l’aide pour cela. On mesure à quel point, en trente ans, le visage de l’aide au suicide s’est transformé: dans les années 1980, elle se présentait comme une alternative humaniste à l’acharnement thérapeutique dont la médecine, dans son orgueil démesuré, se rendait coupable face à des patients en fin de vie. Aujourd’hui, un tiers des personnes prises en charge par Exit ne sont pas atteintes d’une maladie mortelle et la voix des partisans d’une libéralisation radicale se fait désormais entendre haut et fort. Le suicide assisté tend à devenir «la version acceptable du suicide tout court», selon l’expression de Pierre Vallon, président de la Société suisse de psychiatrie et de psychothérapie.
Pourquoi pas après tout, si l’on accepte l’idée que tout être humain a le droit de disposer de sa propre vie? «Respecter la volonté de ceux qui veulent en finir, c’est une chose. Promouvoir le suicide, c’en est une autre, répond le psychiatre vaudois. Le fait qu’une association privée soit aux commandes de cette activité introduit un biais: Exit tend à diffuser une image idéalisée de la mort dite digne. Le dernier voyage, ce n’est quand même pas une croisière aux Caraïbes! Après ça, allez expliquer aux jeunes que le suicide, ce n’est pas une bonne idée.» Vrai: nous vivons dans une société qui investit encore dans des campagnes de prévention contre le suicide. Pour combien de temps?
Exit s’ouvre aux dépressifs
Une des libéralisations majeures opérée par Exit ces dernières années a donc été, en 2014, d’accorder la potion létale à des personnes non atteintes d’une maladie mortelle mais souffrant de «polypathologies invalidantes». Mais l’ouverture se fait aussi dans une autre direction, celle des personnes souffrant de dépression et de maladies psychiques en général: impensable hier, leur prise en charge est devenue une réalité. Dans une étude soutenue par le Fonds national, publiée en 2014 et portant sur 1300 suicides assistés, des chercheurs bernois ont dénombré 20 cas où la dépression (80%) ou la démence (20%) étaient mentionnées comme seules causes sous-jacentes de la mort.
En principe, aider un dépressif à mourir n’est acceptable par la loi qu’à certaines conditions, cernées par un arrêt du Tribunal Fédéral de 2006 : il faut que, malgré sa pathologie, le candidat à la mort ait toute sa capacité de discernement et que l’issue fatale n’intervienne pas durant une phase aiguë. «Ce sont des critères très délicats à juger, note Pierre Vallon. Si je suis gravement déprimé, peut-on dire que j’ai toute ma lucidité? Ce qui est sûr, c’est qu’un médecin traitant n’a pas le recul suffisant pour se prononcer: il faut une expertise psychiatrique, menée par un spécialiste indépendant.»
Dans la vraie vie, tout indique que les choses se passent beaucoup plus simplement. Bertrand Kiefer, médecin, théologien et rédacteur en chef de la Revue Médicale suisse, vient d’en faire l’expérience traumatisante: «En général, j’interviens dans les débats en qualité d’expert, mais cette fois, je suis personnellement ébranlé». La mort qui l’a bouleversé est celle d’un ami, qui fut le compagnon de sa mère et qui a mis fin à ses jours à la mi-octobre avec l’aide d’Exit: un avocat genevois à la retraite, 76 ans, «un homme brillant, original, drôle, très attachant». Et en bonne santé à un douloureux détail près: il était atteint depuis des années de troubles bipolaires et traversait donc, périodiquement, des phases de crise, tantôt euphoriques, tantôt dépressives. «La demande suicidaire constitue l’expression caractéristique de cette maladie, détaille Bertrand Kiefer. Cet ami venait de passer un mois à l’hôpital psychiatrique. Qu’Exit ait accédé à sa demande sans que personne ne soit averti et sans que le dossier psychiatrique ne soit pris en compte, c’est impensable», conclut le médecin genevois, qui se dit résolu à alerter la justice.
Interpellé sur ce cas, le secrétariat d’Exit Suisse Romande déclare tomber des nues: un diagnostic psychiatrique? «Comment voulez-vous qu’on le sache si on ne nous dit rien?» Selon sa procédure habituelle, l’association explique s’être adressée au médecin traitant du candidat à la mort genevois, et d’avoir obtenu un certificat médical qui ne mentionnait aucun antécédent psychiatrique.
L'impensable à portée de main
Psychiatre à Lausanne, Henri Veillon n’est pas surpris: «J’ai été confronté au même type de situation: des patients atteints de trouble dépressif et qui ont pu se suicider grâce à Exit sans qu’à aucun moment une évaluation de leur état psychiatrique ait été prise en compte.» Comment est-ce possible? Apparemment, l’impensable est à portée de main. Côté patient: si votre médecin traitant se montre trop scrupuleux, il vous suffit d’en changer. Vous pouvez alors choisir un professionnel qui ne vous connaît pas et n’a pas connaissance de votre dossier psychiatrique, ou alors en trouver un qui, favorable au suicide assisté comme remède à la dépression, est d’accord d’éluder la question des troubles psychiques.
Et côté Exit? «Je peux imaginer que des candidats à la mort réussissent à cacher à l’association le fait qu’ils font l’objet d’un diagnostic psychiatrique, note Pierre Vallon. Mais face à un membre qui demande la potion létale sans être particulièrement souffrant par ailleurs, ne pas poser expressément la question de la maladie psychique relève pour le moins d’un manque de curiosité.»
Dans la vraie vie, ajoute le psychiatre, il y a aussi, dans les EMS, des familles qui trouvent que la fin de vie de leur aîné n’est gaie ni pour lui ni pour le porte-monnaie familial: «Quand il fait appel à Exit, comment savoir si c’est vraiment sa décision et si, vraiment, il a encore toute sa tête?» En un mot: qui garantit la rigueur et le sérieux de l’examen des demandes dans un climat social où le suicide est valorisé comme une preuve ultime de liberté?
«Le désir de mourir, c’est quelque chose de grave, de douloureux, de complexe, dit Henri Veillon. Il y a une forme de désinvolture dans la manière dont on le traite aujourd’hui.»
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