Actuel / Les infos ne tombent pas du ciel
L’Agence télégraphique suisse (ATS) fournit le pays en informations de manière sobre et fiable. En ces temps de recettes à la baisse, elle pourrait être transformée en machine à dividendes. Ses journalistes mettent en garde contre les risques et les effets collatéraux.
Susan Boos Die Wochenzeitung (texte)
Gian Pozzy Bon pour la tête (traduction et adaptation)
Où est passé Bernie? se demandaient, début octobre, les journalistes de l’Agence télégraphique suisse (ATS). Ils imaginent tout d’abord qu’il est en vacances. Le plan des présences indique «absent». Les employés de l’agence essaient de deviner.
Ce n’est que des semaines plus tard, à fin octobre, que la direction de l’ATS livre une information officielle: l’ATS et Keystone fusionnent en une entreprise multimédia.» Rédacteur en chef de longue date, Bernard Maissen, 56 ans, saluerait la fusion «mais quitte l’entreprise». Le conseil d’administration le remercie de son très grand engagement. Cela ressemble à une séparation à l’amiable, mais ce fut un licenciement.
La fusion
Si l’opération reçoit la bénédiction de la Commission de la concurrence, la fusion devrait être concrétisée au printemps.
L’ATS approvisionne les éditeurs de presse, la Confédération, mais également des entreprises privées en infos sur les régions, la Suisse et l’étranger. Keystone est la première agence photo du pays. Fondamentalement, il y a du sens à rapprocher l’image du texte. Maissen le voulait d’ailleurs depuis longtemps. Il a dirigé douze ans durant la rédaction de l’ATS et siégeait à la direction. Interrogés, les gens de l’ATS répondent qu’ils ne partageaient certes pas toujours les points de vue de Maissen, mais que l’homme était d’un contact très agréable, à l’écoute, on pouvait compter sur lui et il s’est engagé en faveur de la rédaction.
Personne ne veut être cité nommément. Mais des journalistes ont fait parvenir à la WOZ (Die Wochenzeitung) des procès-verbaux internes.
Les gens de l’ATS espèrent encore que certaines choses vont se résoudre positivement. La nouvelle direction a invité les représentants de la rédaction à une séance lundi 8 janvier. Il y sera notamment question du budget. En ce moment, l’agence n’en a pas encore pour l’année 2018. C’est lié au fait que divers journaux n’ont pas encore signé les nouveaux contrats avec l’ATS. En plus, l’ATS a promis des rabais à ses clients, ce qui pourrait creuser un joli trou. A mi-décembre, la direction a déjà informé le personnel préventivement des mesures d’économie qui se profilaient. Elle n’a pas fourni de chiffres précis.
Les dividendes
La vénérable ATS est sérieusement menacée. Elle avait été fondée il y a 125 ans par les éditeurs suisses en guise de projet d’entraide commun. Ils voulaient s’émanciper des agences étrangères. L’ATS emploie aujourd’hui 155 journalistes qui rédigent quotidiennement quelque 350 dépêches dans les trois langues officielles. Le service est assuré 24 heures sur 24 et sept jours par semaine. Les éditeurs ont explicitement renoncé à gagner de l’argent avec l’agence. Cela devrait changer.
C’est désormais Austria Presse Agentur (APA) qui devient l’actionnaire de référence de la créature Keystone-ATS. Elle a l’habitude de toucher année après année jusqu’à un million de francs de dividendes de Keystone. Elle voudra faire de même avec la nouvelle structure, que ce soit sous forme de dividende ou de rémunération pour ses services IT (Information Technology). Sans quoi la fusion serait pour elle une mauvaise affaire.
Ce qui est bizarre, c’est que la nouvelle entreprise soit dominée par Keystone. Après tout, Keystone appartenait pour moitié à l’ATS et à APA. L’an dernier, l’ATS a réalisé un chiffre d’affaires de quelque 34 millions de francs, Keystone 12 millions seulement. Markus Schwab, qui a dirigé l’ATS douze ans durant avec Maissen, devient le CEO de la nouvelle entreprise. A ses côtés, trois représentants de Keystone siègent à la direction. Schwab est diplômé en gestion et les trois autres n’ont pas d’expérience journalistique non plus.
La nouvelle entreprise devrait réaliser un chiffre d’affaires de 50 millions. Les journalistes de l’ATS voudraient bien savoir comment ce sera possible avec des recettes en baisse. Ils stigmatisent le fait qu’on ne perçoit aucune stratégie. Le message diffusé se borne à: nous voulons plus de tout, mais ça doit être moins cher!
Dans un premier temps, cependant, l’ATS réalisera très probablement un déficit, notamment parce qu’une fusion commence par occasionner des coûts et parce que, depuis une année, l’agence propose des vidéos en plus de ses infos écrites. On voulait de cette manière rendre le nouveau concept tarifaire plus goûteux aux papilles des éditeurs, ces derniers recevant les vidéos gratuitement. Mais le nouveau modèle n’est pas encore entré en vigueur.
«Ainsi, l’ATS a gaspillé le gage qu’elle détenait, estime une collaboratrice. Pourquoi les éditeurs devraient-ils encore accepter la nouvelle tarification?»
La direction et le conseil d’administration ont tout simplement agi sans idée directrice, murmure-t-on un peu partout.
Le grand problème est que les propriétaires boutiquent avec eux-mêmes: au conseil d’administration siègent des éditeurs qui sont eux-mêmes clients de l’ATS. Le conseil a par exemple approuvé le nouveau modèle tarifaire, mais les éditeurs ne veulent plus en entendre parler, parce qu’il leur coûte trop, dès qu’ils revêtent la casquette de clients de l’ATS.
Les alternatives
En plus, la culture de la gratuité de la toile affecte l’ATS. Chacune de leurs infos est disponible sur le Net en un rien de temps, parce que la plupart des éditeurs alimentent leur site avec des nouvelles ATS. «Même des journalistes qui me sont proches croient désormais que les infos tombent du ciel, déplore un journaliste de l’ATS. Mais ce n’est pas le cas. Quelqu’un doit les rédiger. Cela vaut aussi pour les news ATS.»
Une de ses collègues éprouve cependant de la compréhension pour les journaux régionaux qui ne veulent plus conclure d’abonnement avec l’ATS, tant ils sont sous pression. «Leur direction leur dit: ou nous économisons sur votre rédaction ou vous renoncez à l’ATS. C’est évident. On crée un affrontement entre les journalistes.»
Les journalistes de l’ATS s’inquiètent beaucoup de l’idée de leur direction, c'est-à-dire que l’on pourrait gagner plus d’argent avec du «corporate publishing», autrement dit des textes sur commande. Certes, Schwab a déjà averti à l’interne que le département PR (service communication et relations publiques) travaillerait en tout cas séparément de la rédaction des informations. Mais on ne sait pas encore si des journalistes devront passer au département PR.
Les services en français et en italien devraient aussi se trouver sous pression: ils sont tous deux déficitaires. Jusqu’ici, ils ont été subventionnés par les bénéfices du service en allemand.
En octobre, le Conseil fédéral a décidé que dès 2019 l’ATS recevrait 2 millions du revenu de la redevance radio-TV, pour peu que l’initiative No Billag soit rejetée. Ce montant serait notamment destiné à réduire le déficit des deux services mentionnés. Mais la fusion Keystone-ATS pourrait anéantir le projet, car si la nouvelle entreprise, comme cela a été communiqué à l’interne, doit distribuer des dividendes dès 2021, il ne restera sûrement pas d’argent de la redevance. Car la Confédération ne tolérera certes pas que des dividendes soient financés par le revenu de la redevance.
Les avoirs
Un autre point encore paraît fatal: vu qu’on n’a pas l’intention d’abandonner au nouveau partenaire autrichien les avoirs de l’ATS, ils seront répartis avant la fusion.
L’ATS possédait par exemple au Sihlquai de Zurich une propriété qui est désormais vendue. Au total, 12 à 13 millions devraient être distribués aux actionnaires actuels. Tamedia, avec une part actionnariale de près de 30%, et la NZZ, avec environ 14%, vont s’en mettre plein les poches. L’ATS, elle, sera là tout nue, sans un rond devant elle.
L’idée que l’ATS pourrait être poussée au naufrage a quelque chose de terrifiant. A l’heure des fake news, elle incarne l’information sobre et fiable. Il est extrêmement dangereux de brader une telle valeur pour un peu de dividende.
La direction de l’ATS a été confrontée à ces chiffres, faits et questions. Le CEO Markus Schwab a fait communiquer: «Lors de diverses séances d’information, la direction de l’ATS a informé ses collaborateurs sur l’état de la mise en œuvre de la fusion avec Keystone. Les mesures prévues seront communiquées le 8 janvier 2018. Ensuite, les collaborateurs pourront émettre des avis que la direction, pour sa décision définitive, prendra en compte dans la mesure du possible et mettra en œuvre en commun.»
Reste la question: où est passé Bernie? Bernard Maissen fait savoir qu’il prend une pause. Il n’entend pas en dire davantage pour l’instant.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@mu_et_jo 16.01.2018 | 13h12
«Une fois de plus on veut sacrifier une de nos vénérables institutions sur l'autel du sacrosaint dividende.
Quand va-t-on arrêter de ne penser que bénéfice à court terme ?
Il sera sans doute trop tard, tout aura déjà été détruit
Toutes ces institutions et entreprises démocratiques, financées et construites par le peuple (ben oui, les subventions ne sont rien d’autre que nos impôts !!!), sacrifiées pour le profit de quelques actionnaires au portefeuilles déjà bien remplis !!!
Il ne manquerait plus que No-Billag passe la rampe, ce serait le pompom !!!
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