Actuel / Le rire face à la moralisation ambiante
Vous avez entendu parler de «crise de la presse» ces derniers mois? Nous aussi. Si la concentration de l’info en quelques groupes médiatiques est une réalité, et si la remise en cause des modèles économiques traditionnels représente aujourd’hui un débat primordial, il n’est en revanche pas utile de s’apitoyer sur son sort en matière de diversité. Passons un grand coup d’essuie-glace sur notre pare-brise embué et regardons: des projets audacieux se faufilent un peu partout dans notre paysage médiatique encombré. Bon pour la tête s’est penché sur quelques-uns d’entre eux dans sa série «Médiaporama».
De l’humour pour parler de politique et de faits d’actualité: encore!? Oui, une réaction à la moralisation de notre société, explique Luc Schindelholz, fondateur de la Torche 2.0, un média de dessin satirique local, jurassien à l’origine. Alors que les applications mobiles vaudoise, genevoise, fribourgeoise, neuchâteloise et valaisanne étaient lancées hier, Bon pour la tête s’est intéressé au caractère du bébé.
Chalet familial des Rottes, Saint-Brais dans les Franches-Montagnes, juin 2016. Luc Schindelholz accueille Jacques Houriet, fameuse plume du quotidien jurassien lors d’un interview-portrait. Jacques pose les questions, Luc répond. Et puis, la discussion dévie: Luc se demande pourquoi La Torche d’Apollodore, une rubrique de dessins satiriques du Quotidien jurassien particulièrement appréciée s’est arrêtée du jour au lendemain. «Il y aurait eu –mais nous n'avons pas les preuves – des histoires de pressions du Crédit Suisse, du gouvernement et des actionnaires parce qu’ils allaient trop loin selon les éditeurs, m’explique Luc. Même presque 20 ans après la fin de cette rubrique, Jacques était très ému.».
Luc cogite alors pendant quelques temps. Il se rend compte que dans le Jura, il manque une place d’expression pour les dessins qui mordent. Il cherche un format, discute avec ses amis dessinateurs Pigr et Pitch. Luc dessine les contours du projet: «J’ai toujours aimé les photos qu’on s’envoie sur WhatsApp entre amis, pour se faire rire», raconte Luc. Ce modèle l’inspire et c’est finalement sous un format proche de celui-ci que naîtra la Torche 2.0. Le principe: une fois que vous êtes abonnés sur l’application du média, vous recevez sur votre téléphone une notification à chaque nouvelle sortie. Comme un sms. Et cela, environ trois fois par semaine. Un lien (presque) direct entre le dessinateur et le lecteur. Les dessins sont parfois accompagnés de textes, courts: «Nous laissons les plus longs formats satiriques à d'autres médias, comme Vigousse», précise Luc.
Pigr, Luc Schindelholz et Pitch ont sortir le premier dessin de la Torche 2.0 en octobre 2017. © La Torche 2.0
Inside jokes et concurrence régionale
Alors que pendant les six premiers mois de la Torche 2.0, les contenus étaient jurassiens et uniquement jurassiens, le média de satire mettait hier en ligne cinq autres versions cantonales romandes. Il faut en effet comprendre que le caractère de l’application, voire son ADN, c'est l’utra-local. Chaque canton a son application, chaque application a ses dessinateurs, chaque dessinateur parle à son public régional. «Ce que nous trouvons drôle, c’est que les cantons rient de leurs spécificités. L’ultra-local donne la liberté de faire des sortes d’inside jokes (des blagues que seuls les initiés d’un groupe peuvent comprendre, ndlr)».
N’y a-t-il pas un risque d’attiser la concurrence inter-régionale et d’appuyer les stéréotypes déjà abondamment relayés? «Non, je ne crois pas que ce sera le cas. On part du principe que les gens prennent les dessins au deuxième degré et ont envie de rire. Mais si c’était le cas, on aura raté notre cible…»
Un retour de balancier
Parlons-en donc du deuxième degré. Pourquoi les médias se prennent-ils tous à vouloir faire rire leurs lecteurs? «C’est une sorte de sursaut humoristique face à la moralisation ambiante. Il n’y a plus possibilité de montrer un décolleté dans un film sans être jugé d’une manière ou d’une autre. Ni de dire quoi que ce soit sur internet, sans avoir une flopée de commentaires en retour! Tout est décortiqué et tout le monde donne des leçons de morale à gauche et à droite.» L’humour, selon Luc, est donc une réaction et pas seulement des médias, mais aussi de beaucoup d’humoristes:
«Vous voulez moraliser notre société? Et bien, on va attaquer davantage!»
Une manière de pouvoir parler de sujets importants, dérangeants en donnant un retour de balancier à la moralisation ambiante.
On l’aura compris, le bébé de Luc Schindelholz a un double caractère: satirique et profondément suisse. En somme, une recette magique qui fonctionne depuis la création de la (con-)fédération helvétique et de son état fédéraliste. Alors que d’autres pays se sont construits au travers d’une monarchie, d’une langue ou encore (osons le mot…) d’une ethnie, la Suisse s’est toujours nouée en revendiquant sa différence inter-cantonale. Si aujourd’hui les Suisses adorent rigoler de traits typiques qui les différencient, c’est probablement en lien avec ce passé. Et peut-être que Luc espère que son pari de la Torche fédéraliste, pas trop centralisée, mais avec une vision commune tiendra ensemble comme les morceaux de la Suisse.
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