Actuel / Le nomadisme forcé des biens culturels
En raison du rapport Savoy-Sarr présenté en France en fin novembre dernier, nous republions cet article sur les enjeux de la restitution des oeuvres d'art; papier dans lequel Erick Cakpo, Docteur en sciences des religions à l’Université de Strasbourg faisait un tour d’horizon des questions liées aux biens culturels mal acquis et posait la question « à qui appartient l’art » dans le journal en ligne «The Conversation». Points forts de son article et réflexions au niveau suisse.
A la question, est-ce que la Suisse détient des œuvres d’art mal acquises, le chef chef de la section Musées et Collections à l’Office fédéral de la Culture Benno Widmer répond «cela n’est pas à exclure». La question de la restitution de ces biens culturels se pose dans tous les pays, qu’ils aient été très impliqués dans la colonisation ou moins directement comme la Suisse: «Nous participons activement aux réunions de l’UNESCO sur les thématiques de protection du patrimoine culturel, de lutte contre son trafic illicite et de retour dans les pays d’origine», précise-t-il. On l’aura compris, l'Office de la culture à Berne n’est pas là pour désigner des coupables, mais pour «trouver des solutions équitables à un problème connu». Soit. L’important est de mettre en œuvre la loi fédérale sur le transfert international des biens culturels (LTBC) de 2005, qui exige des marchands d’art de prouver l’origine d’un bien culturel. C’est donc à cela que s’astreignent les autorités suisses.
Le trafic d’œuvres d’art volées ne s’est pourtant pas arrêté après la période coloniale. Ces dernières années, ce sont des œuvres venues de pays en guerre comme la Syrie ou l’Irak qui ont éveillé quelques soupçons. En 10 ans (entre 2005 et 2015), l’inspection des douanes a engagé plus de 160 procédures pénales, qui ont conduit à 70 condamnations. Selon un article de la Tribune de Genève du 6 mai 2015, au niveau mondial, le trafic des biens culturels se classait juste après celui des armes et de la drogue.
«La victoire peut être une voleuse, à ce qu’il paraît» Victor Hugo
Comme le phénomène n’est pas isolé – et surtout absolument pas récent, puisqu’il avait déjà lieu à l’Antiquité – il est important de comprendre les raisons de l’appropriation d’objets, et notamment en contexte de conquête.
«S’emparer des objets des perdants c’est montrer sa puissance en dépossédant ces derniers de ce qui constitue leur fonds culturel»,
explique Erick Cakpo dans l’article. Les objets ramenés du Bénin à la fin du 19e siècle par exemple représentent «des souvenirs de guerre, des trophées exposés pour rappeler tout le courage de ceux qui étaient partis au combat de la civilisation», ajoute-t-il. C’est également à cette période que se développe l’ethnologie en tant que discipline des sciences humaines: ces biens culturels représentent donc un terreau d’analyse qui peut également éveiller la curiosité du public.
Du point de vue des pays «dépossédés», la réaction est néanmoins tout autre. En cas de demande de restitution, c’est un réflexe de vengeance qui peut avoir lieu; les pays «pillés» recherchent une forme de réparation qui restaurerait une identité perdue, tout en fantasmant parfois sur un âge d’or précolonial idéalisé. En l’occurrence, le gouvernement béninois accompagné du Conseil Représentatif des Associations Noires de France réclame ces objets au nom d’un droit de «retour au pays», afin de réparer les dommages causés par la colonisation.
Reproduction et linguistique, une piste de débat
Dans la plupart des cas, une réplique des œuvres est envisagée, afin de contenter les deux parties. La «réplique virtuelle» (c’est-à-dire une reproduction numérique) est également de plus en plus courante. Cependant, «de nombreux amateurs d’art [pensent] qu’il s’agit d’un non-sens, voire une offense à la culture artistique». Le prêt des objets entre musées représente également une solution.
La manière d’appeler ces biens culturels «mal acquis» joue également un rôle. En effet, les termes de «pillage, spoliation, saisie artistique, confiscation, butin de guerre», ramènent tous à des contextes relativement précis, chargés de revendications idéologiques et politiques. C’est pourquoi l’historienne française Bénédicte Savoy propose le terme de «translocation patrimoniale».
«A l’origine, “translocation” est un terme de chimie génétique désignant un “échange entre chromosomes provoqué par cassure et réparation”, échange impliquant des mutations»,
affirme-t-elle pour The Conversation. Ce terme ramène donc à plusieurs concepts liés au lieu, à la cassure (ou à la réparation) et à la transformation. Ainsi les questions d’origine ou de résidence des objets ainsi que le «traumatisme» lié au déplacement sont prises en compte dans ce terme et remettent en question la possession de cet art.
Pour finir, l’auteur de l’article met l’accent sur la question de la séparation de la représentation morale (de vengeance par exemple) liée à ces œuvres d’art et celle de la préservation du patrimoine. Si «la circulation des biens culturels participe de la construction de l’humanité (…) la volonté de fixation (géographique) de l’objet d’art [est] défavorable à la production artistique, car l’une des fonctions premières de l’œuvre est sa capacité à inspirer ou à nourrir d’autres créations.»
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