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Actuel / Le ministre Darmanin est-il un innocent présumé?

Jean-Noel Cuénod

21 juillet 2020

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Présomption d’innocence… Sur ce sujet bateau, l’actualité ne manque jamais d’y voguer avec la régularité des navettes fluviales. Pourtant, à voir comment le président Emmanuel Macron l’a travestie, lors de son interview du 14 juillet, pour défendre sa nomination de Gérald Darmanin au poste de ministre de l’Intérieur, il devient urgent d’en rappeler les principes.



Au cours de ses longues années passées à la chronique judiciaire en Suisse et en France, Le Plouc (l’auteur de cette chronique, ndlr.) l’a eue pour compagne quotidienne. A première vue, sa définition de base paraît simple: tout justiciable est considéré comme innocent, tant qu’il n’a pas été déclaré coupable d’infraction à une loi pénale par une instance régulièrement constituée, statuant en dernier ressort.

La presse et la présomption d’innocence

A seconde vue, c’est une autre paire d’effets de manche. Les journalistes sont fréquemment accusés de l’enfreindre. A raison ou à tort. La question est souvent évoquée lors de discussions entre chroniqueurs judiciaires, soit lors des interminables attentes d’un verdict, soit dans des comités d’éthique.

Pour certains, le respect de la présomption d’innocence ne s’applique pas à la presse et ne concerne que les diverses instances judiciaires qui ont à connaître d’une affaire.

Pour les autres, même si elle n’est pas, de toute évidence, une instance judiciaire, la presse doit appliquer ce principe en fonction des caractéristiques qui lui sont propres.

Les quelques neurones qui garnissent encore le crâne du Plouc penchent vers cette partie de l’alternative.

En ce cas, la mesure radicale serait d’interdire aux médias de parler d’une affaire jusqu’à l’ouverture du procès. En revanche, les débats pourraient faire l’objet de comptes rendus publiés par voie de presse. Sauf si le président de l’audience prononce le huis-clos. C’est la situation qui prévaut en Angleterre où la Cour peut (ce n’est pas automatique) prononcer ses reporting restrictions pour interdire aux médias de présenter une affaire avant un procès si elle estime cette mesure nécessaire à la bonne administration de la justice.

Les limites des reporting restrictions

L’intention est hautement louable: il s’agit principalement de préserver la virginité du jury appelé à statuer. Mais nous vivons des temps numériques où les réseaux sociaux s’emploient à dévergonder les consciences les plus immaculées. Il est désormais impossible de faire silence total sur une procédure en cours. Il y aura toujours une rumeur qui s’exfiltrera ou un tuyau qui fuitera. La rapidité virale fera en sorte que la taupinière se transformera en Himalaya en quelques heures.

Dès lors, il convient de préserver un espace médiatique où les informations concernant l’état d’une procédure pénale seront véridiques, vérifiées, confirmées. Et cet espace-là, seule la recherche d’informations exercée par des journalistes professionnels est en mesure de l’assurer de façon satisfaisante. C’est la réponse la plus sérieuse au délirium très gros des trolls qui polluent la Toile.

Dans ce contexte, il faut que le journaliste en question suive certaines règles intangibles, à savoir ne jamais présenter un suspect comme un coupable, donner systématiquement la parole aux principaux intervenants, à commencer par le suspect lui-même ou son avocat, vérifier l’authenticité des pièces qu’un tiers a pu donner au journaliste et sonder les intentions de cet informateur. Eh oui, journaliste, c’est un métier! J’en vois qui, stupéfaits, en tombent de leur chaise de bureau…

La plainte et les recours

Vous allez me dire que tout cela nous mène loin de Macron et de son innocent présumé Gérald Darmanin. Donc, retour vers un passé très récent, à savoir l’interview du président français à l’occasion du 14 juillet.

A cette occasion, Emmanuel Macron explique sa décision de nommer l’alors ministre de l’Action et des Comptes publics à la tête de ce ministère capital, l’Intérieur. On connaît la réaction de mouvements féministes qui ont protesté contre cette nomination car une plainte pénale contre Gérald Darmanin pour «viol», «harcèlement sexuel» et «abus de faiblesse» est toujours en cours de procédure.

Cette plainte, formulée en 2018 par une militante de l’UMP, avait été examinée par une juge d’instruction sur requête de la plaignante, avec constitution de partie civile. Cette magistrate  a rendu une ordonnance de «non-lieu à informer». Cela signifie que les faits rapportés par la plainte n’étant pas constitués selon les conclusions de la juge, celle-ci renonçait à ouvrir une information judiciaire.

La plaignante avait contesté cette décision auprès de la Cour d’appel. Cette dernière a rejeté ce recours à la forme, le jugeant trop tardif. La Cour de cassation est alors saisie. Elle a cassé l’ordonnance d’appel en novembre 2019, ordonnant à la Chambre d’instruction de la Cour d’appel de Paris de réexaminer la validité du «non-lieu à informer». On en est là. Par conséquent, Gérald Darmanin reste présumé innocent.

Une présomption extensible

Mais cette présomption d’innocence doit-elle sortir du champ judiciaire pour s’imposer au domaine politique? Non.

En évoquant Gérald Darmanin, Emmanuel Macron se dit «garant de la présomption d’innocence». Garant, il l’est certes. Si, par exemple, le président français constatait que des agents de l’Etat ou des magistrats, voire des journalistes ou des agitateurs de la Toile, ne la respecteraient pas à l’égard de son ministre, alors il serait de son devoir d’intervenir pour rétablir sa présomption d’innocence.

Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit en l’occurrence. Emmanuel Macron avait deux raisons de renoncer à nommer Darmanin ministre de l’intérieur, l’une bonne, l’autre moins. Commençons par celle-ci: un ministre qui est visé par une plainte pénale doit utiliser l’essentiel de ses forces à se défendre. Or, le pays a besoin de toute son énergie, surtout pour un ministère aussi éprouvant que l’Intérieur.

Cela dit, il est malsain de mettre en péril la stabilité gouvernementale en surréagissant à la moindre plainte pénale lancée contre un ministres. Les risques d’instrumentalisation de la justice ne sauraient être écartés.

Selon l’officieuse et nullement contraignante «jurisprudence Balladur», les ministres mis en examen sont invités à démissionner afin de se consacrer entièrement à sa défense. Or, Gérald Darmanin n’est même pas mis en examen dans cette affaire, il est l’objet d’une plainte, un point c’est tout.

L’exemple de François Bayrou

Toutefois, lorsque son nom a été cité dans l’affaire des assistants parlementaires de son MoDem au Parlement européen, François Bayrou a démissionné de ses fonctions de ministre de la Justice avant même d’être mis en examen (il le sera deux ans plus tard en 2019).

A l’époque, cette démission avait été justifiée par la fonction spécifique de Bayrou à la tête de l’institution potentiellement chargée de le juger.

Or, justement, c’est à ce propos que le président aurait eu une bonne raison de renoncer à nommer Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur. Dans cette charge, il est le supérieur direct des agents qui seront peut-être amenés à examiner la plainte. Délicat, n’est-ce pas? Ce qui était valable pour Bayrou pourquoi ne le serait-il pas pour Darmanin? Parce que le dossier de ce dernier est particulièrement solide? Mais on ne sait jamais dans quel sens tourne une procédure. Sur le plan éthique – et sur celui de la prudence politique – on ne place pas à la tête des flics un ministre qui peut faire l’objet de leur attention.

Ne pas nommer Gérald Darmanin ne saurait constituer une atteinte à la présomption d’innocence. Qu’il soit ministre des Comptes publics, ministre de l’Intérieur ou ministre de rien du tout, elle lui est de toute façon acquise. Ne pas être nommé à un poste ministériel ne signifie pas que vous soyez pénalement coupable de quoique ce soit. En liant arbitrairement sa décision à ce principe et en le rendant extensible à volonté, le président Macron le vide de sa substance.

 

 

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