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Actuel / Le Léman, haut lieu d’immobilisme


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40% des bateaux amarrés dans les 70 ports ne naviguent jamais. Bien des autres sortent rarement à très rarement. Petite enquête en mode moyennes sur un phénomène extrême débordant largement le bassin lémanique.



Quel étonnement d’observer les lacs de Suisse en saison, jours fériés par beau temps, lorsque les conditions paraissent optimales pour la navigation à voile ou à moteur. Sur le Léman au hasard, vu de la mythique Tour de Gourze. Les voiliers et hors-bords ne sont pas plus d’une trentaine au large, de Morges à Villeneuve. Comment est-ce possible d’en dénombrer si peu connaissant l’étendue des forêts de mâts alignés dans les quelque 70 ports du plus grand lac d’Europe? La fréquentation n’est pas plus élevée lorsque que l’on se déplace au sud vers Genève. Sur combien de places d’amarrage, de bateaux immobilisés des mois durant, des saisons entières dans leur port d’attache?


D’où cette question de pure curiosité: quel peut bien être le nombre moyen et probablement dérisoire de sorties annuelles par bateau? Il suffit de la poser aux professionnels du lac pour se rendre compte à quel point elle est sensible. Depuis le temps que les candidats à l’immobilisme nautique commencent par se plaindre des interminables listes d’attente pour obtenir une place d’amarrage (4000 requêtes par an, cinq à dix ans de patience), on se dit que ce genre de thématique devait être documentée en détail. Par satellite si ça se trouve. Eh bien non. Rien que la donnée de base, somme des bateaux parqués entre l’embouchure du Rhône et la rade de Genève, requiert recherches et recoupements.


Les services cantonaux de navigation ne fournissent qu’un tableau synoptique des immatriculations par canton à l’échelle nationale. Il y avait près de cent mille bateaux de plaisance basés en Suisse l’année dernière. Pas mal pour une petite contrée sans accès à la mer ni fleuve navigable. Le canton le mieux doté en coques de tous genres est sans surprise Vaud: 16.000 unités. 15.989 précisément. Suivi de Berne et Zurich (seuls à dépasser les dix mille). Genève vient derrière (6300). Les planches avec ou sans voile ne comptent pas. Elles ne sont d’ailleurs pas répertoriées. 

20 000 bateaux «sur» le Léman

Le problème pour s’en tenir au Léman, c’est que Vaud donne sur deux lacs et que celui de Neuchâtel est loin d’être insignifiant. Le plus grand port de plaisance de Suisse s’y trouve d’ailleurs, et il est vaudois: Chevroux, à l’angle d’Avenches et de Payerne, où l’on entend beaucoup parler bernois et soleurois. 1200 places. A déduire donc des 16.000 immatriculations dans le canton de Vaud. Comme Yverdon en plus modeste, Grandson, Concise, Yvonand ou encore Cudrefin. En ajoutant le solde à Genève, au Valais (1300) et à la Haute-Savoie lémanique (3200), on arrive tout près de 20 000.


Il y a donc 20 000 bateaux de plaisance sur le Léman. C’est bien la seule chose dont on est sûr. 18 000 environ sont amarrés, 2000 parqués à terre. S’ils sortaient tous en même temps, comme pour une grande parade nautique, ils auraient chacun 170 mètres sur 170 mètres pour manœuvrer. Autant dire rien pour la plupart, même de taille très moyenne.


Pour le surplus, prière de s’adresser aux gardes-ports, employés communaux ou privés, encyclopédies des rumeurs de ponton, toujours incollables sur le mode impressionniste. On trouve leurs noms sur Ports du Léman, site web tenu par Armand Burgener à Montreux: «Nombre de sorties par bateau? Très faible en effet. Je n’ose pas vous dire…

- Et si vous deviez quand même? Une moyenne au pifomètre?

- Alors je dirais dix.

- Vous êtes optimiste.

- Peut-être, mais je n’ose pas descendre plus bas!...

Une, deux sorties par an?

Dans ce milieu voué aux loisirs et au bonheur, personne n’a envie d’accabler les propriétaires de bateaux communément qualifiés de ventouses. Ceux qui ne sortent tout simplement jamais, faisant cruellement baisser la moyenne. Parce que les rares frénétiques à l’autre extrême, ravis d’avoir autant d’espace plusieurs fois par semaine pour s’entraîner, ne font pas du tout le poids. Les bateaux ventouses ne représentent-ils pas 35% à 40% de la flotte? Taux mesuré il y a quelques années dans un grand port (Lausanne-Vidy apparemment), et qui passe aujourd’hui pour une généralité, une évidence.


La tonalité change quelque peu du côté de Genève, où il n’existe qu’une capitainerie centralisée pour l’ensemble des dix-huit ports. Elle dépend directement de l’administration cantonale et de sa Direction générale de l’Eau, incarnée depuis l’an dernier par le biologiste Gilles Mulhauser. «Si vous voulez absolument une moyenne, alors mon estimation subjective n’ira pas au-delà de deux sorties par an. Entre une et deux.»


Voilà qui est dit. Ces ordres de grandeur permettent ensuite de gloser à l’infini sur le sens, la moralité ou toute autre approche d’un phénomène débordant largement le bassin lémanique. Le web héberge quelques forums plutôt consacrés à la Méditerranée. Hisse-et-oh.com, media participatif des amoureux de la mer: «Le bruit court que les bateaux ne sortiraient pas plus d’une heure par an en moyenne.» Jidefix: «C’est aussi le nombre que j’ai en tête.» Pierre2: «Quatre jours selon la revue Bateaux!» Le complotisme n’est jamais loin: «Ce sont les fournisseurs d’équipements de navigation qui doivent savoir ce qu’il en est vraiment. Ne réalisent-ils pas des enquêtes de comportement auprès de leurs clients? Mais ils les gardent pour eux!»

Après les lits froids, les bateaux froids

Aucune animosité en revanche, pas la moindre invective à l’égard des propriétaires délaissant leur bien. Même s’ils trustent des places que d’autres convoitent. Quelle différence dans le fond avec les fameux lits froids des stations de montagne? Pourquoi n’aurait-on pas le droit de posséder un chalet que l’on occuperait à peine un jour par an? Et pourquoi s’en prendrait-on à des automobilistes laissant leur véhicule stationné toute l’année au troisième sous-sol. Circulez.


Les causes les plus immédiates du phénomène renvoient précisément à la concurrence des autres loisirs. Les propriétaires de bateaux ont souvent un chalet, une moto, une décapotable, un camping-car. Leurs enfants font du foot, de la danse, du tennis, de l’équitation. Où trouver le temps, avec tous les préparatifs en plus, surtout lorsqu’il s’agit de voilier? Et toujours les empêchements, la météo. Pas assez d’air, trop de vent, trop risqué. Non seulement la plupart des propriétaires sont de piètres navigateurs. Certains n’ont pas de permis. Ils doivent se faire accompagner.   


Gardien du port d’Yvoire, en face de Prangins, Emmanuel Galand mentionne comme d’autres la plus paradoxale des contre-motivations: le report fantasmé.  Une bonne partie des non-utilisateurs pensent qu’ils auront du temps et davantage d’envie plus tard. L’an prochain, dans quelques années, à la retraite. Et puis la génération montante sera bientôt ravie d’en profiter entre amis. En attendant, pas question de vendre ni de renoncer à une place pour se retrouver plus tard sur une liste d’attente. La hantise absolue. Attisée par la pénurie, elle alimente à son tour la pénurie.

Pique-niques sur le pont

Jean-Daniel Morel, port du Basset à Montreux-Clarens. Il ne nie pas que posséder un bateau peut être une simple distinction sociale, quel que soit le taux d’utilisation. Mais pas forcément. Les gens déambulent sur l’embarcadère, regardent leur voilier, font un peu d’entretien, pique-niquent sur le pont, se permettent une sieste en cabine, y passent la parfois nuit. Ils aiment leur bateau, qui les fait rêver. Ils rêvent du jour où ils pourront enfin partir au large. Les grosses propulsions et grandes voilures stationnées à proximité ne les impressionnent guère. Ils sont contents de ce qu’ils ont.


Les niveaux de vie de la classe moyenne supérieure étant ce qu’ils sont, posséder un bateau n’implique pas toujours de grands sacrifices. Surtout s’il vient d’un héritage. D’occasion, l’objet d’entrée de gamme peut coûter quelques milliers de francs. Quelques dizaines ou centaines de milliers pour un grand bahut boisé flambant neuf. Expert en assurance bateaux dans le groupe Vaudoise, Ramon Pöhler estime la valeur moyenne d’assurance sur le Léman à 20 000 francs pour une prime de 450 francs par an (toujours en moyenne estimée).


On compte pour très bien faire – ou même trop si l’embarcation bouge rarement – que l’entretien sous-traité revient à 10% de la valeur neuf pour une durée de vie et d’amortissement théoriquement illimitée (expertises techniques tous les deux ou trois ans). Les tarifs d’amarrage charges comprises peuvent être dans bien des cas inférieurs à une place de parc en ville. 145 à 245 francs par mois dans le port public de Lutry (Lavaux). C’est peu dire que ces coûts ne justifient pas toujours de renoncer à son bateau.        

Fin de cycle

Si les surfaces de navigation sont loin d’être saturées, les rives n’ont en revanche plus guère de réserve de capacité. «Il n’y a pas si longtemps que l’ensemble des ports du Léman abritaient moins de 4000 bateaux, se souvient un constructeur de la région lausannoise. 2000 seulement naviguaient régulièrement. Je crois qu’il n’y en a pas davantage aujourd’hui.»


Le stockage a pris des proportions sans doute démesurées, mais il tend à s’épuiser sous l’effet des résistances technocratiques et populaires. Une fin de cycle. Les projets d’agrandissement des ports se font de plus en plus rares. Rolle vient de réaliser le sien. 120 places supplémentaires, toutes louées avant inauguration. Quatre fois plus important, celui de la Nautique à Genève est surtout destiné à transférer les places condamnées par l’aménagement de la plage des Eaux-Vives. Ce n’est pas la très institutionnelle Commission internationale pour la protection des eaux du Léman (CIPEL) qui va se plaindre de cette décélération. Au contraire. Elle ne veut surtout pas manquer d’y participer. Très concentrée jusqu’ici sur la qualité des plages, elle a récemment décidé de s’intéresser davantage aux ports et à la navigation. On la voit mal recommander l’immobilisme batelier pour mieux contenir les dommages à l’environnement.

Le Léman © Olivier ChristinatLe Léman © Olivier Christinat



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