Actuel / Le choc des fictions
A la tragédie meurtrière – des centaines de milliers de morts, des millions de victimes – s’ajoute un sinistre théâtre. Opérations pour le spectacle, truquages, intox, postures. La guerre se mène sur le terrain au prix du sang et à travers les images plus ou moins fiables diffusées dans le monde. Comment savoir la réalité des faits? Les experts de l’OIAC (Organisation pour l’interdiction des armes chimiques) se rendaient à la Ghouta. Trump, May et Macron ne les ont pas attendus pour frapper. Une gifle à l’ONU et à un organisme indépendant, compétent, qui n’a jamais ménagé personne. Les effets de manche ont passé avant tout.
L’armée syrienne a-t-elle vraiment utilisé des armes chimiques sur la dernière poche aux mains des rebelles près de Damas? Pour l’heure on n’en sait rien. A vrai dire, on ne voit pas pourquoi Assad aurait pris ce risque au moment où ses troupes étaient sur le point de vaincre totalement les islamistes pourtant surarmés. On comprendrait mieux que ceux-ci, acculés, aient eux-mêmes monté l’opération, avec ou sans utilisation réelle du gaz, avec surtout des images atroces peut-être anciennes. C’eût été le meilleur moyen d’engager les Occidentaux contre le régime. Ceux-ci disent détenir des preuves de la culpabilité du régime. Personne ne les a fournies. Il faudra du temps, beaucoup de temps pour connaître la vérité.
De quoi parle-t-on? De l’usage du chlore contre militants et civils. Toutes les parties au conflit y ont eu recours une fois ou l’autre. Ce produit est courant – il est utilisé pour fabriquer l’eau de Javel – et ne nécessite aucune usine spécialisée pour sa confection. Il est moins dangereux que le gaz sarin, mais il tue aussi. Nul besoin non plus de moyens aériens pour le diffuser. Croire que des bombardements sur les sites de production est naïf. Rien n’empêchera les belligérants de retrouver cette arme sommaire, plus destinée à effrayer les populations qu’à une avance stratégique.
Cent missiles, trois blessés
L’opération des USA, de la Grande-Bretagne et de la France était elle aussi destinée à impressionner l’opinion publique mondiale. Les missiles de haute précision ont détruit des immeubles vides. Bilan: trois blessés. Les états-majors occidentaux ont indiqué que les Russes, omniprésents sur le terrain, avaient été dûment informés afin d’éviter de les atteindre et d’enclencher ainsi un affrontement direct. Il ne serait pas invraisemblable que la liste des sites visés leur ait été fournie. Ce qui expliquerait qu’ils aient été évacués à temps. On nage donc en pleine fiction.
Pauvre ONU
La victime politique n’est pas Assad. Il pourrait même s’en trouver renforcé devant sa population horrifiée de voir son pays devenu le terrain d’affrontement de plusieurs puissances mondiales. C’est l’ONU qui est de facto mise hors-jeu.
Rappel. La semaine passée, le Conseil de sécurité a été saisi de deux demandes. Une américaine qui voulait la création d’un organisme nouveau pour établir les faits. La Russie a mis son veto. Mais elle a proposé le recours à l’institution existante, l’OIAC. La majorité occidentale l’a repoussée. Que les USA, la Grande-Bretagne et la France aient décidé de passer unilatéralement à l’action, c’est évidemment une violation grossière de la charte.
Les motivations des va-t-en-guerre
On voit bien ce qui a poussé les Occidentaux à se jeter ainsi dans le jeu. Depuis plusieurs années, ils n’ont plus prise sur les événements en Syrie. Ils souhaitent y revenir. Au début de la guerre, ils ont appuyé les rebelles islamistes, obnubilés par la volonté d’abattre le régime, au risque de détruire l’Etat et de faire place à des mouvances radicales, divisées entre elles, promises au chaos. La victoire militaire de l’armée sur la quasi-totalité du territoire les a inquiétés : elle est le signe de l’influence déterminante de la Russie, de l’Iran et de la Turquie.
Dans ce théâtre, l’ego des acteurs joue aussi son rôle. Il est plus jouissif de lancer des avions à l’assaut, sans aval international, sans consultation parlementaire, que de s’épuiser à convaincre les belligérants de trouver une solution pacifique dans un hôtel de Genève ou d’ailleurs. Donald Trump avait des raisons particulières: mis sous pression par une partie de son parti pour ses méthodes erratiques et pour sa complaisance supposée envers la Russie, il avait là l’occasion de plaire aux néo-conservateurs les plus belliqueux. Theresa May, elle, a vu là le moyen de détourner son opinion publique du marais nommé Brexit où elle patauge, critiquée aussi par les siens. Quant à Emmanuel Macron, il ne pouvait pas laisser passer la chance de faire tonner Jupiter à l’échelle du monde.
Sombre avenir
Occidentaux et Russes disent maintenant la même chose dans des tonalités différentes: il s’agit de passer à la négociation entre toutes les parties. Poutine a beaucoup fait, dans le processus d’Astana, pour y parvenir. Sans succès. L’immixtion des Occidentaux dans cet effort fera-t-elle avancer les choses? On ne voit pas comment. D’autant plus qu’ils sont alliés au pôle Arabie-saoudite-Israël qui n’a qu’un but, au-delà de la Syrie: s’en prendre à l’Iran.
Sur le terrain, on ne voit pas mieux ce qui arrivera: il reste deux poches où sont envoyés les militants islamistes après leur reddition. Tôt ou tard, l’Etat syrien voudra éliminer ce qu’il voit, non sans raison, comme des verrues dangereuses. Quant à la reconstruction du pays, perspective encore lointaine, personne ne s’y empresse, ni la Russie ni l’Iran en ont les moyens. Pour l’instant, ce sont les Syriens eux-mêmes, pour ou contre Assad, qui tentent de réparer leurs maisons récupérées après la défaite des rebelles, à Alep notamment. Une partie d’entre eux est particulièrement soulagée: les chrétiens. Il est étonnant que l’on parle si peu d’eux. Ils ont été systématiquement pris pour cible par les islamistes couverts de dollars et d’armes par l’Arabie saoudite et le Qatar.
La souffrance du peuple, elle, n’a rien de fictif. Loin des tapages rhétoriques du sombre cirque international.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
7 Commentaires
@Lagom 15.04.2018 | 13h36
«La première guerre mondiale a été déclenché par un veuf de 84 ans parce qu'il pensait à tort »
@Lagom 15.04.2018 | 13h43
«La première guerre mondiale a été déclenchée par un veuf de 84 ans qui pensait à tort que la Serbie avait assassiné son neveu. Les historiens des vainqueurs avait justifiés plus tard en écrivant que le guerre était inévitable. Une guerre est toujours évitable avant le premier tir. Si Sissi vivait encore en 2014 elle aurait probablement retenu son époux et l'Europe serait restée la plus grande puissance au monde dans tous les domaines, et les USA une puissance de seconde zone. »
@FLEUR191 15.04.2018 | 14h46
«On pensait que la totalité des armes chimiques d’Assad était détruite. Quel serait son profit d utiliser de tels armes? Peut être l arsenal chimique syrien n est pas éliminé mais son propriétaire a changé. A qui profite le crime? Sans être proAssad, on ne peut que se rappeler le chaos qui règne toujours en Lybie suite à la chute de Kadhafi. Avant de faire tomber Assad ne répétons pas les mêmes erreurs et ayons une solution de rechange acceptable par la totalité du peuple Syrien (chrétien et musulman). Sinon tout celà aura l’effet inverse comme en Lybie! Chaos et risque de voir l’émergence d’un nouvel état islamiste; ce qui serait le comble après toutes les victoires contre Daech!
Les syriens seraient si je ne me trompe plus chiites que sunnites; les responsables de ces attaques seraient à rechercher de ce côté ci. Daesh n est peut être pas tout à fait mort et tente une « résurrection » en Syrie. L Arabie Saoudite pourrait tirer les ficelles, n oublions pas qu’elle même est en guerre au Yémen, un pays chiite! Comme par hasard c est l allié Américain de l’arabie qui a lancé le raid ce week-end, l’amerique alliée d’Israël ennemi de l Iran, la boucle est bouclée !
»
@rolandoweibel 15.04.2018 | 19h59
«Merci Monsieur Pilet pour une analyse sans complaisance et qui illustre bien l’absurdité de la situation actuelle en Syrie. Le rôle joué par les Occidentaux est hélas plus digne d’une pièce de théâtre que d’un théâtre de guerre.
rolandoweibel@bluewin.ch»
@stefans 16.04.2018 | 23h33
«Et si Mr Pilet se concentrait plutôt sur l'implication totalement non avalisée par l'ONU de la Russie et de l'Iran dans ce conflit infernal ? L'implication éhontée de l'Arabie Saoudite génère soudain bien des mansuétudes envers les deux premiers. A nouveau bien des choses correctes dans cet article, car la realpolitk de certains est nauséabonde, mais il est bien futile de faire un article entier sur les faiblesses occidentales par bombes interposées et de soigneusement éviter d'égratigner la Russie qui elle bombarde écoles et hôpitaux sans ciller depuis des lustres. Cette mansuétude russophile me rappelle l'article sur Skripal tout récemment... Les régimes autoritaire slaves séduisaient déjà Mr Hoesli, il semble qu'il ne soit pas le seul... Comme dit par le passé, la sélectivité dans la dénonciation relève de l'idéologie, qui se marie mal avec le journalisme...
Il est loin le temps où l'on aurait pu soutenir l'Armée Syrienne Libre et ses courageux déserteurs et la population assommée de ce beau pays... On aurait pu peut-être s'éviter la honte de ces désespérés sur nos rivages, que l'on taxe si vite de terroristes en puissances, comme le font certains gouvernements de l'ex-bloc soviétique, visiblement lobotomisés par des décennies de communisme... Pauvres syriens...
PS: Mr Pilet, parlez-nous par exemple d'Europe et de constructions sociétales positives, vous l'avez toujours si bien fait, ce magnifique projet a plus que jamais besoin de plumes de talent pour être défendu.»
@Lagom 19.04.2018 | 21h22
«Je pense que l'article n'avait pas vocation à traiter de toute le tragédie syrienne mais d'une seule séquence qui concerne le bombardement allié. Les reproches faites à M. Pilet par @stefans débordent du cadre d'une chronique de 5 paragraphes qui tiennent sur une seule page. »
@cornotorto 25.04.2018 | 13h15
«Pauves Syriens pauvres. Eux qui comme le 99 % de la population du monde n’aspirent qu’à avoir une famille et les moyens de la nourrir sont pris en otage dans une guerre dont ils ne peuvent sortir (lorsqu’ils en sortiront) que perdants. L’hypocrisie du monde politique, de celui de la finance (et la notre aussi !) constitue une honte pour l’Occident qui a l’outrecuidance de vouloir s’imposer comme modèle. Sommes-nous si sûrs d’avoir raison et que les « autres » ont tort ?»