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Actuel / La Suisse dans la course mortelle contre la douleur

Amèle Debey

15 mai 2019

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Depuis plusieurs dizaines d’années les Etats-Unis font face à une crise sanitaire sans précédent, déclenchée par une prescription incontrôlée d’antidouleurs. Désormais, le problème s’étend en Europe, où les cas de dépendance aux opiacés sont en pleine expansion. En Suisse, l’on aime à penser en permanence que tout est sous contrôle, mais est-ce vraiment le cas? Bilan de la situation.



La lutte de l’homme contre la douleur remonte à la nuit des temps. La première utilisation de l’opium pour combattre les maux – physiques ou non – date de l’époque des Sumériens (il y a environ 4000 ans). Déjà, dans l’Antiquité, les risques associés à l’abus de cette substance issue du pavot étaient connus. Socrate lui-même s’en serait servi pour mettre fin à ses jours. Aujourd’hui, les opiacés sont toujours utilisés pour combattre la douleur, mais leur dangerosité fait de ces derniers un remède largement contre-productif.

Aux Etats-Unis et au Canada, l’utilisation abusive d’antidouleurs est désormais considérée comme une épidémie. Dès 2010, on parle de «crise des opioïdes», élevée au rang d'urgence de santé publique par Donald Trump, en 2017. De plus, la trop grande facilité d’obtention de ces médicaments, suivie d’un rétropédalage brutal pousse certains patients devenus dépendants à se tourner vers des substances moins chères et plus faciles d’accès, comme l’héroïne. Des membres du corps médical profitent alors de leur position pour faire chanter ces «drogués», qui ne se résument plus à une branche marginale de la population. Soixante personnes, dont des médecins, des infirmiers et des pharmaciens, ont été inculpés en avril dernier pour avoir prescrit des centaines de milliers d’ordonnances pour des opiacés, parfois en échange de relations sexuelles, ou à des tarifs exagérés.


Aux Etats-Unis, le pourcentage d’overdoses dues aux opiacés augmente chaque année (70'000 morts en 2017) jusqu’à en faire la crise liée aux drogues la plus mortelle de l’histoire américaine, selon le procureur général Bill Barr.

D’un bout à l’autre de l’Atlantique

Mais le problème ne s’est pas arrêté à l’Amérique du Nord. En Afrique et au Moyen-Orient, on dénombre une explosion des cas d’overdoses liées au tramadol (un dérivé synthétique de l’opium utilisé comme antidouleur). Au sud du Sahara, ce qu’on appelle désormais «la cocaïne du pauvre» fait des ravages, en particulier chez les jeunes, comme relate le site Nofi media, qui propose un bilan par pays. Les cas de dépendance au tramadol s’accumulent en Egypte ainsi que dans la Bande de Gaza. «Les gens détournent ces médicaments à cause des conditions socio-économiques (...) parce qu'ils ont besoin de soulager leur souffrance, qui est psycho-socio-émotionnelle et spirituelle,» a confirmé Katherine Pettus, porte-parole de l'International Association for Hospice and Palliative Care, à la RTS.

En France aussi, l’heure est à l’inquiétude. «Des effets antidouleurs similaires à ceux de l’opium et une puissance addictive supérieure à celle de l’héroïne. Et pourtant: tramadol, codéine ou morphine, les prescriptions de ces antalgiques opioïdes sont en augmentation constante depuis quinze ans en France» rapporte un article de Libération publié début mai. Même constat lors d’un reportage d’Envoyé spécial au Congrès annuel des médecins organisé il y a peu à Lille: «Les données récentes en Europe montrent une tendance qui mime la problématique nord-américaine (…) En France, bien que les chiffres restent dans une bien moindre mesure, malheureusement la courbe prend la même direction.»


Regardez le reportage d'Envoyé spécial:


La Suisse, 7e consommateur mondial

Selon une étude publiée par des spécialistes dans la Revue médicale suisse, les chiffres sont parlants: en Angleterre, les décès liés à la méthadone et à la codéine ont doublé entre 2005 et 2009. En Allemagne, le nombre de patients recevant un opioïde a augmenté de 37% entre 2000 et 2010. En Suisse, les données d’un assureur représentant 1,2 million de personnes démontrent une augmentation du remboursement d’opioïdes forts de 121% entre 2006 et 2013. Dans cette étude, la conclusion est sans appel: «La Suisse a vu sa consommation totale d’opioïdes multipliée par 23 entre 1985 et 2015, et figure parmi les plus grands consommateurs mondiaux par habitant. On ne sait pas dans quelle mesure cette augmentation est due à une meilleure couverture antalgique ou à des prescriptions à risques.»

© Revue médicale suisse

Becs à bonbons

En effet, la Suisse a longtemps été «en retard» dans la prescription des opiacés, comme le révèle Philippe Mavrocordatos, directeur médical et administratif de l’Institut suisse de la douleur, dans un reportage de 36.9. «Mais, ajoute-t-il, maintenant on est dans un modèle médical de consumérisme.» En début d’année, la Confédération aussi a attiré l’attention des citoyens sur le sujet en publiant une enquête sur la santé effectuée en 2017. Selon les résultats, la moitié de la population prendrait des médicaments au moins une fois par semaine et un quart des Suisses utiliserait des opiacés. Des habitudes de consommation ahurissantes compte tenu de la dangerosité et du risque élevé de dépendance à ces produits. Et les chiffres cités dans l’enquête ne concernent que les prescriptions légales, on peut donc imaginer qu’ils sont nettement sous-estimés.


© Addiction Suisse

«Selon les études américaines à ce sujet, les personnes peuvent obtenir les médicaments par l’achat au marché noir (d’une personne qui a une prescription légitime, ou d'un dealer qui l’importe par d’autres moyens), ou se servir (vol ou cadeau) auprès d’un proche», explique la professeure Chantal Berna Renella,  responsable du Centre de Médecine Intégrative et Complémentaire (CEMIC) du CHUV. Selon elle, la situation en Suisse n’est pas comparable avec celle des Etats-Unis: «Le carnet à souches a un rôle protecteur. Dès lors, on ne peut pas imaginer une prescription de l’envergure de ce qui s’est passé aux USA, car ceci serait détecté par le service du Médecin et pharmacien cantonal.» Pourtant, le système de contrôles comporte encore de nombreuses failles, selon un rapport d’Addiction Suisse: «Les causes du débordement aux États-Unis sont également créées en Suisse: pressions de l'industrie pharmaceutique, demande accrue, ouverture du corps médical. Et parce que ces ordonnances ne sont pas centralisées, les patients pourraient obtenir des ordonnances auprès de plusieurs cabinets de médecins et des médicaments dans plusieurs pharmacies (…) Une solution serait un système d’alerte rapide permettant aux pharmacies de signaler les cas présumés d’abus à un bureau central.»

Si elle veut éviter la tragédie américaine, la Suisse a donc encore des efforts à faire.


Regardez le reportage de 36.9:


 

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

5 Commentaires

@Anaconda 15.05.2019 | 13h02

«Sujet passionnant... Mais la question fondamentale demeure: pourquoi tant de douleur ? »


@Roland J. 15.05.2019 | 13h32

«Excellent article, mais qui esquive la réflexion de Freud : “ La vie n’est pas supportable sans drogues “ . Ainsi que le crime impardonnable de l’Union Européenne : avoir interdit le Di Antalvic ( utilisé ) par neuf millions de Français qui ont dû recourir à des substances beaucoup plus dangereuses! Et n’oublions pas que la cocaine a longtemps été en vente libre ! Rendez-nous nos bouteilles de laudanum ! »


@Juanpablo45 18.05.2019 | 17h05

«Depuis plus d'une année, je souffrais d'une sciatique douloureuse et invalidante. Mon médecin m'avait prescrit un mélange de tramadol (37,5 mg) et de paracetamol (325 mg) relativement peu dosé pour remplacer le Voltarène, efficace, mais très mauvais pour l'estomac et les reins. Un jour, on m'a parlé d'une épice miracle, le curcuma que l'on trouve facilement en capsules, composées de curcumine et de pipérine pour une absorption optimale. Le résultat est spectaculaire: ma sciatique a disparu, ainsi que plusieurs petites douleurs dues au vieillissement. Je ne consomme donc plus d'antalgique ou d'anti-douleurs et me sens vraiment beaucoup mieux, car cette épice agit aussi sur la digestion et prévient la maladie d'Alzheimer de même que plusieurs cancers. Une recherche sur internet vaut la peine d'être effectuée pour ceux qui aimeraient en savoir plus.»


@anneberguerand 20.05.2019 | 08h43

«Il faut savoir aussi que les opiacées ne suppriment pas réellement la douleur et ne soignent pas du tout. Leur effet est, en résumé, de déconnecter la zone du cerveau qui réagit à la douleur.
On a toujours mal mais notée cerveau ne nous le fait pas sentir.
Je reste effarée par le nombre de prescriptions pour ces produits!»


@tonnio 21.05.2019 | 10h28

«Très bon résumé et une fois de plus, le lobby pharmaceutique ne prend pas ces responsabilités.»


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