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Actuel / «L’Europe? Ce n’était pas dans mes plans…»

Anna Lietti

10 juillet 2018

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Le journaliste Etienne Dubuis publie le témoignage de quarante exilés africains rencontrés à Catane. Où l’on découvre que la plupart ne rêvaient pas d’Europe. Où l’on comprend l’ampleur et la perversion du business migratoire qui s’est mis en place. Et où l’on désespère en constatant que ces personnes partent dans l’ignorance totale de ce qui les attend.



La phrase du titre de cet article, c’est Konaté qui l’a prononcée; un père de famille malien dont les ennuis ont commencé lorsqu’il a refusé de faire exciser sa fille. Le patriarche – son père et employeur – a chassé le fils rebelle. «Konaté visait la Côte d’Ivoire où il connaissait des gens et espérait trouver un nouveau travail, raconte Etienne Dubuis qui a recueilli son témoignage. Mais les hasards du voyage lui ont fait prendre la route du Burkina Faso vers la Lybie. Là encore, son but n’était pas d’embarquer pour l’Italie, il voulait seulement travailler et gagner de l’argent à envoyer à sa famille: mais il est tombé sur un patron malveillant qui l’a mis de force dans un zodiac.» Là, ses compagnons d’infortune lui ont expliqué qu’il avait de la chance: «Ton patron te devait 15'000 dinars et il ne t’a pas tué, il t’a conduit ici. Il faut lui dire merci. Beaucoup d’employeurs tuent des Noirs à qui ils doivent une telle somme.» Emmenés dans le désert et enterrés dans le sable.

Voilà comment Konaté s’est retrouvé à Catane, où Etienne Dubuis, journaliste au quotidien Le Temps et auteur de plusieurs livres/grands reportages, l’a longuement écouté. Rencontrer et consigner les histoires de quelque dizaines de migrants, c’est le propos de l’ouvrage qu’il publie ces jours-cis*. Etienne Dubuis n’a pas choisi ceux qui suscitent le plus d’empathie comme les rescapés de l’enfer syrien. Il est allé vers les plus problématiques, ceux dont on ne sait vraiment pas quoi faire: des ressortissants d’Afrique de l’Ouest, dont l’immense majorité tombent à corps perdu dans la désespérante catégorie des «faux réfugiés».

Car il y a les guerres, mais il y aussi la logique démographique: ces migrants-là, on n’a pas fini de les voir arriver. Dans sa préface, l’auteur explique: on lui avait prédit qu’ils allaient tous lui raconter un récit mensonger et standardisé destiné à se prétendre réfugié politique. Pas du tout: ce qui les fait partir, c’est un avenir bouché, et ils le disent avec une bouleversante sincérité.

«Aspirés par la route»

La démarche d’Etienne Dubuis est modeste: rencontrer des exilés, écouter, noter. Mettre de la substance humaine sur ces obsédantes photos de foules sombres et indistinctes à la dérive méditerranéenne. Se rappeler que derrière chaque visage, il y a une histoire singulière.

La démarche est modeste mais plus féconde qu’il n’y paraît. En ouvrant le livre, on s’attend surtout à être ému, mais pas plus intelligent après qu’avant sur le sujet éminemment complexe de la crise migratoire. En refermant le bouquin, on s’aperçoit que ces récits individuels ne font pas que nous bouleverser: ils nous donnent à comprendre beaucoup de choses sur le phénomène général auquel ils participent. 

Et d’abord ceci: comme Konaté, la plupart de ceux qui se mettent en route ne rêvent pas d’Europe. Les statistiques internationales le rappellent: en Afrique comme ailleurs, le gros des migrations se fait à l’intérieur d’une même région. Ils ne rêvent pas d’Europe mais voilà, une fois partis, ils se retrouvent «comme aspirés par la route», selon l’expression d’Etienne Dubuis.

Les femmes ne parlent pas volontiers, j’ai eu de la peine à trouver des interlocutrices. Je crois qu’elles ont subi des traumas trop importants, elles ne sont simplement pas en mesure de raconter.

Ça commence avec le chauffeur qui vous «pousse» selon le système «arriver-payer»: vous n’avez pas d’argent, il vous transporte gratuitement et se rembourse à destination en vous remettant, contre défraiement, à quelqu’un qui vous fera travailler pour rentrer dans ses frais. C’est une manière de faire courante en Afrique, et elle n’exclut pas le fair-play. Mais le gigantesque business qui s’est mis en place sur le dos des migrants a tout perverti: sur leur route, ces derniers ne rencontrent pratiquement plus que des gens qui les exploitent, plus ou moins violemment, chacun à leur niveau, tout en les poussant en avant vers leur prochaine étape: le business migratoire est devenu leur gagne-pain.

Les exploiteurs de migrants sont souvent d’anciennes victimes, selon un schéma tristement connu, notamment dans les réseaux de prostitution. Ainsi, Blessing la Nigériane raconte comment, privée d’école pour travailler aux champs, elle a cru trouver son salut grâce à une femme du village qui revenait d’Italie et lui promettait un job honorable là-bas. Et comment le piège s’est immédiatement refermé sur elle: la «mama» était une victime des réseaux passée du statut de prostituée à celui de recruteuse-maquerelle. Le récit de Blessing est lacunaire et probablement imprécis. «Les femmes ne parlent pas volontiers, j’ai eu de la peine à trouver des interlocutrices, raconte Etienne Dubuis. Je crois qu’elles ont subi des traumas trop importants, elles ne sont simplement pas en mesure de raconter.»

Une abyssale ignorance

«Ce sont les plus riches qui partent», dit-on. Non, pas seulement: beaucoup prennent la route sans un sou en poche, comme Kaba le Guinéen, fils de très pauvres, «sorti» pour aider sa famille. Ou comme Seydou le burkinabé, devenu enfant des rues à Ouagadougou et tentant d’échapper à un avenir de délinquance. Ils avancent en «arriver-payer». Mais d’autres ont effectivement un petit pécule, qu’ils investissent avec une naïveté désespérante, croyant sincèrement trouver en Europe un avenir à la hauteur de leurs ambitions: c’est Jawo le Sénégalais, qui a étudié la mécanique mais juge que c’est insuffisant pour être «un homme solide»: «Je voulais aussi une formation à l’européenne. J’avais un peu d’argent. J’ai décidé d’aller en Europe.» Ou c’est Boubacar, Sénégalais lui aussi et chauffeur de camion, qui rêve de construire sa propre maison en Casamance grâce à l’euro, «qui permet d’obtenir beaucoup de francs CFA».

Sur place, personne n’a intérêt à ce que l’information circule. Ni ceux qui profitent du business migratoire. Ni les gouvernements, qui voient d’un bon œil les expatriés envoyer de l’argent au pays.

Aveuglement, naïveté et ignorance abyssale de ce qui les attend: c’est ce qui ressort des propos de l’immense majorité de ces naufragés de l’exil. On est sidéré de voir comment même ceux qui auraient les moyens de s’informer partent à l’aveugle, se fiant à de vagues on-dit. L’ignorance la plus frappante concerne la Lybie, pays proprement infernal pour les Noirs, mais dont la rumeur continue à véhiculer l’image d’une terre d’opportunités.

On referme le livre abasourdi par un tel engrenage de malheur et de violence. Et convaincu que, pour casser le business hautement pervers qui s’est mis en place, quelque chose de décisif peut se jouer sur le terrain de l’information. A travers des «hots-spots» locaux mis en place par les pays européens? «Ce serait très pertinent, bien sûr, commente Etienne Dubuis. Le problème est que, sur place, personne n’a intérêt à ce que l’information circule. Ni ceux qui profitent du business migratoire. Ni les gouvernements, qui voient d’un bon œil les expatriés envoyer de l’argent au pays.» L’autoroute broyeuse de vies a encore de beaux jours devant elle. 


* «Les naufragés. L’odyssée des migrants africains » Etienne Dubuis. Karthala.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@Tiny 18.07.2018 | 12h05

«la question est de mettre en évidence les intérêts des pays européens à ce que la migration perdure. Qui en sont les bénéficiaires et pourquoi ni ces Etats ni les ONG ne trouvent des moyens, des ressources, ou encore des incitations sur les gouvernements africains, pour informer les populations concernées.»


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