Média indocile – nouvelle formule

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A la suite d’un article dans «Le Temps» qui travestissait mon regard sur la Russie et la Syrie, j’ai publié une réponse dans ce journal. Je la livre ici pour dissiper toute ambiguïté.



Mon confrère Alain Campiotti a consacré un article au livre que je signe avec Jacques Poget, Le souffle de l’histoire (Ed. Alphil). Je l’en remercie. Que nos opinions divergent sur certains sujets, quoi de plus sain? Encore faut-il qu’elles ne soient pas travesties. Or dans ce texte, il est fait de moi un supporter de Poutine et Assad. Je suis renvoyé dans un camp «peu ragoûtant». Je ne puis l’admettre. Comme nous tous ou presque, je condamne l’agression russe en Ukraine, je suis outré devant le nombre des victimes, militaires et civiles, des deux côtés. Car les missiles occidentaux en font aussi dans le Donbass. Mais l’indignation, aussi justifiée soit-elle, ne suffit pas à comprendre ce qui arrive en Europe. Un regard plus large s’impose. Sur le passé, le présent et l’avenir. J’aime l’Ukraine. Pour y être allé, pour les personnes admirables que j’ai rencontrées, là-bas et à ma table, pour sa littérature, pour sa pulsion vitale. J’admire son héroïsme, son patriotisme. Mais je vois aussi sa complexité. Les maux qu’elle connaît depuis longtemps, hérités de son histoire douloureuse, pèsent sur elle aujourd’hui et pèseront demain, une fois les armes tues. Ses déchirements culturels et religieux, ses oligarques qui contrôlent l’économie et la politique, sa mouvance ultra-nationaliste au lourd passé – à laquelle le Président Zelensky n’appartient pas – qui exerce encore son influence, son iniquité sociale abyssale. Rappeler cela n’équivaut nullement à justifier l’agression. Mais il faut le savoir en vue du futur. Le feu croisé des propagandes échauffe les uns et les autres. Et obscurcit le tableau. Celui-ci est d’autant plus complexe que ce pays martyr est entraîné dans l’affrontement de deux grandes puissances. Face à la Russie, les Etats-Unis sont massivement présents depuis 2014 au moins, ils l’admettent ouvertement. Les Russes quant à eux ont soutenu les territoires d’abord autonomistes puis séparatistes et tentent maintenant de les annexer. Je raconte dans ce livre, avec des éléments inédits, comment, à Istanbul, en mars, un accord de cessez-le-feu et de voisinage était à bout touchant. Comment et pourquoi a-t-il été mis fin à cet effort de paix? L’histoire le dira un jour.

Aujourd’hui se dire favorable à l’arrêt des hostilités et à des négociations est présenté comme une complaisance envers le Kremlin. C’est insensé. La prolongation de cette guerre embourbée est la voie du pire. Réclamer à hauts cris qu’elle se poursuive, à coup de milliards et d’envois d’armes peut se comprendre sur l’heure à Kiev. Mais le faire chez nous, à l’abri, sans risquer une seule vie, c’est choquant. Et peu sage. Pensons donc aussi aux lendemains. Quel voisinage voulons-nous avec la Russie à plus long terme? Se couper d’elle serait humainement, culturellement, économiquement, une aberration, une mutilation. Substituer les hydrocarbures, dont nous aurons besoin longtemps encore, en provenance de l’immensité russe si proche au profit du gaz de schiste importé par bateaux à travers l’Atlantique, hors de prix, est-ce défendre les intérêts de l’Europe? Diversifions notre approvisionnement, sans exclure aucune source. Et aidons la Russie – Poutine n’est pas éternel – à retrouver le meilleur d’elle-même. 

Les risques de dérapages de toutes sortes, en Ukraine et au-delà, sont réels. Dès lors je suis favorable à la neutralité. Celle-ci peut être égoïste mais aussi empathique, elle peut être le signe de notre disponibilité traditionnelle pour toute tentative de paix. Que ce ne soit guère réaliste après les récentes prises de position du Conseil fédéral importe peu. Nous devons rester fidèles à nous-mêmes. Nous sommes plus nombreux à le penser que ne le croient les bellicistes à tout crin.

La Syrie? Je suis aussi agrafé à ce sujet. Je n’ai aucune sympathie pour le dictateur cynique et cruel à sa tête. Mais là encore, pour y être allé, j’ai une perception plus nuancée des événements. L’Etat laïc a survécu dans une large partie du territoire. Où en serait le pays si avaient triomphé les milices islamistes violemment déchaînées après avoir très tôt marginalisé les authentiques démocrates? Ecraser ce peuple – plus que les élites au pouvoir – sous des sanctions d’une dureté extrême, est-ce vraiment sage? La question se pose d’autant plus à l’heure où l’Iran est à l’œuvre, la Chine aussi et même les pays du Golfe se rapprochent d'Assad. L’Europe, la Suisse veulent-elles perdre un peu plus le pied dans cette région?

Je précise que ce livre aborde l’actualité sur quelques pages mais j’y évoque surtout mon parcours personnel et professionnel, avec quelques questions sur les médias au passage. Il tire des fils entre le passé et le présent. Modeste contribution à notre histoire.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

12 Commentaires

@Chuck50 16.12.2022 | 09h06

«Eh oui, Le Temps n'est pas le Nouveau Quotidien. J'espère que cet article sera lu par beaucoup de monde.»


@Chan clear 16.12.2022 | 19h39

«Je vous lis avec beaucoup d’intérêt et suis pour faire la part des choses . Vous avez raison de parler de sagesse c’est tellement ce que nous avons besoin, sagesse, douceur, en plus de l’hiver qui est là, si seulement nous suivions le monde animal qui lui, se repose et récupère en hiver. Je suis abonnée à votre hebdomadaire afin , justement de lire d’autres réflexions. Donc Merci !
»


@Mandarine 17.12.2022 | 04h47

«J'ai écouté attentivement l'interview de Mr Zelinsky par Mr Rochebin. Cela éclairait la personnalité de Poutine, Mr Zelinsky expliquait clairement pourquoi il est impossible de parler avec Poutine, c'est un homme qui n'est pas fiable! qui ne s'intéresse qu'à lui-même, qui ruine l'Ukraine,mais aussi la Russie. Ce qui m'horripile ,dans nos attitudes,c'est cette positions lénifiante: il faut négocier, il faut ménager cet homme. Parce que nous avons peur de la guerre, du manque de matière première...cela ne sert à rien, de toute les manières, nous sommes entrainés dans ce tragique tourbillon, donc, soyons courageux, autant que Zelinsky et son peuple , même si l'Ukraine a aussi des problèmes de corruption, et le parlement européen et ses magouilles avec le Quatar, c'est quoi? Arrêtons de nous draper dans notre grande dignité de façade pour justifier nos peurs!»


@Persil 19.12.2022 | 10h31

«Merci, merci Monsieur Pilet!»


@hermes 20.12.2022 | 15h15

«Hormis les Ukrainiens qui sont dans leur bon droit de vouloir récupérer leurs territoires annexés par la Russie et mis à part les têtes brûlées, tout le monde souhaite l'arrêt des hostilités. Mais il y a un mais. L'arrêt des hostilités implique une solution visant à empêcher la Russie de recommencer ses aventures guerrières une fois reconstituées ses forces militaires. Il s'agit donc de trouver le moyen de garantir la sécurité de l'Ukraine à l'avenir en l'intégrant à l'OTAN par exemple. Cette solution ne peut malheureusement pas être négociée avec Poutine et son clan mafieux car ils nous ont maintes fois démontré qu'ils mentent comme ils respirent et qu'on ne peut pas leur faire confiance. Seul un sursaut de dignité du peuple russe peut arrêter cette guerre mais est-il encore possible après des années de lavage de cerveau par une propagande immonde ? Quand on voit le niveau de vie catastrophique des Russes alors que les recettes ont coulé à flots grâce aux énergies et matières premières exportées, on comprend mieux pourquoi Poutine a craint un développement économique d'une Ukraine libre. Car quand Poutine dit qu'il a peur de l'OTAN pour son pays, il ment ; il a peur que l'élévation du niveau de vie des Ukrainiens contamine ses concitoyens et provoque l'effondrement de son système mafieux.»


@markefrem 20.12.2022 | 18h53

«Négocier dites-vous ? Avec Poutine qui ne respecte rien ni personne, ni bien sûr sa parole ? Comment être aussi naïf ???»


@markefrem 20.12.2022 | 18h59

«Il eut été utile et honnête de fournir le lien à l'article incriminé pour compléter cette diatribe et faciliter mon opinion.... (Je suis un paresseux congénital)»


@markefrem 21.12.2022 | 08h50

«Retrouvé et lu l'article d'A. Campiotti. Vous aviez bien raison de ne pas le mettre en lien ! Avec tout le respect dû à Monsieur Pilet, je dois reconnaître que l'argumentaire de son contradicteur est infiniment plus convaincant. L'aversion des USA de M. Pilet l'aveuglerait-il ?»


@willoft 21.12.2022 | 20h12

«Zélensky va prendre ses ordres à washington...
La messe est dite.
L'Europe est frite.
Bien sûr les van der t"en guerre seront tranquis aux Bahamas»


@freinet 22.12.2022 | 09h28

«Merci pour votre analyse nuancée et pour votre journal qui permet d'avoir un point de vue critique. Dans le paysage médiatique de Suisse romande ça fait du bien.»


@Pipo 23.12.2022 | 15h52

«Merci à M.Pilet de donner un éclairage nuancé sur le drame ukrainien. Les choses ne sont pas aussi binaires que l’image que les médias habituelles et les experts de plateau nous présentent. Certes la guerre a été déclenchée par la Russie, mais les Occidentaux, les USA en tête, ont tout fait pour la provoquer et continuent à mettre de l’huîle sur le feu. Pour le comprendre il vaut la peine de lire les propos d’Oskar Lafontaine , ex ministre allemand, que vous avez récemment publiés et lire des ouvrages tels que ceux de Jacques Fath (« Poutine, l’OTAN, la guerre « ), de Jacques Baud ou de Christian Greiling historien géopolitique ( « Le Grand Jeu « ); ces auteurs ne sont pas suspects d’être « poutinolatres »!
Pierre Flouck »


@rogeroge 04.01.2023 | 17h29

«Jacques Pilet déteste qu'on lui prête de la complaisance envers Poutine. J'en ai fait l'expérience. Il en sait plus que bien d'autres sur ce qui se passe dans ce conflit, ayant un regard façonné par une bonne connaissance du terrain.
Je me rattrape M. Pilet ;-)»


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