Actuel / Le silence des assassins
Alors qu'en Grèce, des milliers de réfugiés croupissent dans des conditions abjectes parmi leurs propres excréments, la vermine, les rats, les serpents et les scorpions, nous – la Suisse, la Grèce et l'Europe – restons muets, feignant ne rien voir ni entendre. Non-assistance à personnes en danger? C’est le moins que l’on puisse dire…
J'exagère? Si seulement! Je reviens de Samos, une île grecque toute proche de la Turquie, visitée après avoir lu un communiqué du Haut-Commissariat pour les Réfugiés (HCR) qui disait: «à Samos, les nouveaux arrivants doivent acheter leurs propres tentes et les installer sur un terrain pentu hors du camp… Il y a, dans cette zone, des serpents et des rats et dans le camp, de nombreuses toilettes et douches sont cassées, les eaux usées se déversant près des tentes».
Sur une colline, à deux pas de sa capitale, Samos abrite un «Centres d'Accueil et d'Identification» pour réfugiés, un purgatoire bureaucratique résultant d'un accord signé en mars 2016 entre la Turquie et l'Union Européenne. But: tarir les flux migratoires.
Concrètement, en échange d'un petit cadeau de six milliards d'euros, la Turquie s'engageait notamment à mieux surveiller ses frontières maritimes et terrestres et à accepter le renvoi vers ses cotes des migrants en situation irrégulière arrivés sur les îles grecques, ne demandant pas l’asile ou déboutés de leur demande.
Pour nous rappeler d’être gentil avec lui, M. Erdogan, le dictateur turc, laisse passer quelques milliers de personnes qui arrivent tant bien que mal à bord de zodiacs sur les îles de Samos, Lesvos et Chios. Une sorte de mise en garde, car s’il ouvrait grand les vannes, nous croulerions sous la masse des demandes d’asile.
En payant évidemment des passeurs (300-400 francs par personne), qui savent avec qui partager cette manne de quelque 12'000 francs qu’ils encaissent par zodiac.
Pénétrer dans ce «Centre d'Accueil» – un ancien camp militaire d'une capacité de 648 lits abritant actuellement 3500 réfugiés – est un vrai parcours du combattant. Après plusieurs échanges de courriels, l'envoi de références, pièces d'identité, etc., on m’a accordé une visite de 45 minutes, bardée d'interdits: interdiction de photographier les containers qui servent de dortoirs, de parler à quiconque sans être accompagné d'un/e officiel/le du Centre, etc.
Le centre d'accueil est un ancien camp militaire. Il semble que l'on ait oublié d'enlever les barbelés... © Michael Wyler
La Jungle
Il est 9 heures du matin et il fait déjà près de 30 degrés. A 200 mètres de l'entrée principale du Centre, l'odeur devient pestilentielle. Des deux côtés d’un chemin en terre, des dizaines et dizaines de tentes de fortune, dans lesquels s’entassent les quelque 1500 réfugiés qui n'ont pas trouvé de place dans l'enceinte du camp. Il n'y a ni eau, ni toilettes, ni électricité. Cette partie du camp est surnommée la jungle, une appellation méritée: j’y croise mon premier serpent. Et pas un petit…
Dès l'entrée au Centre, le ton est donné. Les policiers auxquels je dois montrer patte blanche avant d'être reçu par la directrice me disent: «Ici, ce n'est pas la violence que nous craignons, mais les maladies et les rats.»
Maria-Dimitra Nioutsikou, la directrice du Centre d’Accueil et d’Identification, est âgée de 34 ans. Sa poignée de mains est ferme et son regard franc. Elle parle couramment plusieurs langues, dont le français, ayant obtenu un master en droit international et comparé à Toulouse. Sur place dix à douze heures par jour et six jours par semaine, elle sourit en évoquant «une absence complète de vie privée». Sa passion? «Mon travail».
Alors que dans son job précédent, auprès du HCR, elle avait plaisir à coopérer avec les différentes ONG (organisations non gouvernementales) dans le but de rendre ces centres d'accueil plus efficaces, ici, c'est niet! Elle n’en veut pas et balaie sans hésiter les reproches que lui adressent ces ONG et nombre de réfugiés.
Maria-Dimitra Nioutsikou, la directrice du Centre d’Accueil et d’Identification. © Michael Wyler
«Ils sont fâchés de ne pas avoir accès au Centre, mais je n'en veux pas pour deux raisons: nous n'avons pas besoin d'eux et, par ailleurs, ils ne respectent souvent pas les procédures. Or, c'est notre devoir ici de respecter aussi bien nos lois que nos procédures.»
Ainsi, elle a récemment refusé la proposition de Médecins sans frontières de réparer les toilettes, les douches, les vitres cassées et le système électrique pour assurer une meilleure hygiène, tout comme elle refuse l’aide des organisations de volontaires actives à Samos, me répétant que «tout va bien» et qu’«on a pas besoin de ces aides». Des affirmations largement contredites par tous les réfugiés avec lesquels j’ai parlé, les ONG de volontaires et… mes propres yeux!
La situation est telle que la semaine dernière, l’ONG «Still I Rise», qui vient en aide aux mineurs non accompagnés, leur offrant notamment enseignement et nourriture vient de déposer une plainte contre la direction du Centre d’Accueil pour violations des droits de l’homme, abus, maltraitance et brutalités envers des mineurs
Que ce soit différent au Centre d'Accueil de Lesvos, où les ONG sont bienvenues (ce qui, il faut le dire, n’empêche pas ce Centre d’être aussi un enfer…), elle en convient volontiers. «Mais nous sommes à Samos et ici, c’est moi qui décide et je n'en veux pas». Une attitude rigoriste et procédurière difficile à comprendre. Sauf…
Sauf si, comme le pensent certains, le gouvernement grec veut que les conditions de vie de ces réfugiés restent abjectes, afin de décourager de nouvelles arrivées. Mais comme le dit Sarah, une jeune femme d’Ouganda, «cela n’a pas grand sens, car aucun réfugié n’ose dire à sa famille et à ses amis – qui se sont sacrifiés pour l’aider à payer son voyage – que son périple se termine par un échec. Quand ils leur téléphonent, tous inventent des histoires».
Prêts à tout pour quitter le Camp
Séparer le bon grain de l’ivraie au niveau information, c’est «mission impossible» tant les affirmations officielles contredisent ce qu’affirment les ONG et ce dont j’ai pu me rendre compte personnellement.
Ainsi, tous les réfugiés avec lesquels j’ai parlé se plaignent d’avoir à attendre souvent plus de trois mois pour obtenir un rendez-vous avec un médecin au Centre. Une longue attente que me confirme le Dr. Peter P. de l’organisation Med’Equali, qui offre des soins gratuits à quelques 120 personnes par jour dans sa permanence médicale en ville.
«C’est n’importe quoi!» rétorque Madame Nioutsikou qui précise: «nous avons trois médecins dans le camp dont un médecin de l’armée, ainsi que deux infirmières et il y a rarement plus de deux jours d’attente pour voir un médecin». D’ailleurs, poursuit-elle, «le jour de son arrivée, chaque réfugié bénéficie d’un examen médical d’environ 20 minutes. Et nous avons des interprètes parlant 17 langues et dialectes pour les accompagner. S’il y a un problème que notre médecin ne peut pas régler, nous envoyons la personne concernée à l’hôpital de Samos, voire parfois même à Athènes dans le cas où il ou elle doit consulter un/e spécialiste qui ne se trouve pas sur l’île.»
La queue pour voir le médecin, parfois deux mois d'attente... © Michael Wyler
Comme certains jours il y a plus de 100 arrivées, je lui demande comment ces soit disant trois médecins peuvent gérer ce qui correspondrait à 33 heures de consultations sans pause, tout en ayant le temps de voir d’autres patients. Question demeurée sans réponse.
Ces consultations médicales sont d’autant plus importantes que le seul moyen légal pour les migrants de rejoindre rapidement le continent, est l’obtention d’un document certifiant une vulnérabilité: une maladie impossible à soigner sur l’île, une grossesse à risque, un grave problème psychiatrique…
Seul médecin du Camp – comme nombre de personnes l'affirment – le Dr. Manos Logothetis a récemment confirmé à un confrère que «les gens se cherchent des maladies, ils sont prêts à tout pour être vulnérables. De fait, ils le sont tous. A moi d’identifier les plus vulnérables des vulnérables au regard de la loi.» Il sait que circulent de nombreux faux certificats médicaux et que les vrais malades se perdent parfois dans la masse de ceux qui trichent. Il sait aussi que certains se mutilent dans l’espoir de pouvoir quitter le Camp.
Bienvenue en enfer
Et pourquoi donc ces ingrats tiennent-ils tant à quitter ce Camp qui, selon sa directrice, fonctionne de manière efficace et humaine?
«Parce que c’est l’enfer» me dit Sammy, un Congolais de 25 ans, licencié en sciences commerciales et activiste des droits de l’Homme qui, après avoir été emprisonné, torturé et violé dans une prison congolaise, a pu s’échapper grâce à l’aide d’un officier, ancien ami de son père, assassiné deux ans plus tôt. «En hiver, nous gelons et en été nous suffoquons.»
«Nous sommes maltraités parcequ'il n’y a pas assez d’eau pour les douches et seulement une quinzaine de toilettes qui fonctionnent pour 3500 personnes» explique Sarah, une jeune universitaire ougandaise, qui ajoute: «la nuit, les hommes font pipi dans des bouteilles et les femmes se mettent des couches pour ne pas sortir de leurs tentes à cause du noir, des bêtes, de la violence».
«Nous sommes maltraités parce que je dois me lever à trois heures du matin pour chercher l’eau dont ma famille et moi avons besoin, avant que les réservoirs ne soient vides; parce que la nourriture que nous recevons est infecte et parce que nous vivons parmi les rats, les serpents et nos propres déjections» me dit Mahmoud, un père de famille Afghan. Exagération? Non. Au cours de mes visites, j’ai croisé une bonne dizaine de rats et trois serpents.
Home sweet home. © Michael Wyler
Et bien sûr, il y a aussi le désespoir. Si les réfugiés peuvent circuler librement en ville, ce qui commence à poser de sérieux problèmes aux habitants (ils sont 6000 pour une population de réfugiés qui oscille entre 3 et 4000), les réfugiés n’ont pas le droit de quitter l’île avant d’être fixés sur leur sort. Il leur faut donc attendre un premier «entretien» avec les personnes responsables des demandes d’asile.
Et là, c’est aussi la cata. Sammy, arrivé en novembre 2018, me montre la lettre qu’il vient de recevoir. Son premier entretien est fixé au 14 avril 2021 à 15h00! Il est donc prisonnier pendant encore deux ans au moins, puisque ce premier entretien sera suivi d’un second, au cours duquel il saura s’il est accepté comme réfugié ou renvoyé en Turquie ou au Congo. Et s’il veut faire appel de la décision prise, il prolongera son séjour à Samos d’au moins un an.
«Je suis d’accord qu’il faudrait plus de monde pour traiter tous ces cas» convient Mme Nioutsikou, «mais c’est de la compétence du Ministère de la politique migratoire, pas de la mienne». Un Ministère qui préfère ne pas répondre aux courriels qui lui sont adressés pour en savoir plus.
Que Dimitri Avramopulos, Commissaire Européen aux Migrations puisse affirmer dans la revue Trade in Greece de la Chambre de Commerce grecque que «de manière générale, la situation est sous contrôle; en Grèce, nous ne sommes plus en mode crise…», montre bien que la politique de l’autruche a de beaux jours devant elle.
Sans Alpha, on deviendrait fou
«Ici, on vient se relaxer l’esprit. Sans Alpha, il y aurait beaucoup de dégâts, on deviendrait fou» s’exclame Roxanne, une jeune Iranienne, qui passe tous les jours quelques heures ici, avec son bébé de sept mois. Alpha? Ici?
A 500 mètres d’une entrée du Camp d’Accueil, Samos Volunteers, une organisation d’entraide créée en 2016 par un Roumain, Bogdan Andrei, a loué un petit bâtiment où sont accueillis tous ceux qui le veulent, six jours sur sept. C’est Alpha.
Agus Oliveri, une volontaire venue d’Argentine explique: «nous sommes une cinquantaine venus d’un peu partout dans le monde. Ici, au centre Alpha, nous offrons un lieu «sûr» où les réfugiés peuvent se faire une tasse de thé ou de café, jouer aux échecs ou aux dames, recharger leur portable, avoir un accès gratuit à internet et, c’est important, disposer de toilettes propres».
S’engageant pour un minimum de six semaines, ces volontaires proposent aussi 105 classes par semaine, allant des cours de langues aux cours d’informatique ou de musique. Quelque 400 personnes les suivent, soit «le 10% des moins malades et des moins traumatisés».
Blandine Maindiaux, volontaire chez Samos volunteers, de Versoix, avec son collègue Mahomet. Elle passe 10-12 heures par jour, 6 jours par semaine. pour laver le linge des migrants. © Michael Wyler
Samos Volunteers gère aussi la seule blanchisserie à disposition des réfugiés. Blandine Maindiaux, une volontaire venue de Versoix, titulaire d’un master en relations internationales de l’université de Montréal, m’explique qu’au Camp d’Accueil, il n’y a pas de machines à laver le linge et encore moins d’eau chaude.
Grâce à des dons privés, l’organisation a acheté des machines à laver et des séchoirs qui tournent 12 heures par jour et six jours sur sept, lavant et séchant 1500 sacs de linge par semaine. «Ce n’est pas suffisant, vu le nombre de réfugiés et la quantité de linge à laver, y compris les sacs de couchage et couvertures souvent infestés de vermine, mais on fait au mieux. C’est une question de dignité humaine», me dit-elle.
De son côté, l’ONG Refugee for Refugees, fondée par Omar Al Shakal, un réfugié syrien qui a quitté Deir Ez-Zor en 2014, lors de l’arrivée de ISIS, pour se rendre en Grèce via la Turquie à la nage, s’active pour fournir des habits et des chaussures aux réfugiés. Comme l’explique Anne van Dongen, responsable de l’ONG à Samos: «ces gens – et surtout les femmes et les enfants en bas âge – manquent de tout. Pensez-donc, on ne leur distribue ni serviettes périodiques et quasiment pas de couches pour les bébés. C’est donc nous qui devons pallier à ces besoins. Tout comme nous distribuons des vêtements et des chaussures que nous achetons en général localement.»
S’étant engagée pour six semaines, Anne est sur place depuis six mois. Et pour combien de temps encore? «Vu tout ce qu’il y a à faire ici, je doute partir prochainement… »
Des tensions qui profitent à l’extrême-droite
Contrairement à d’autres îles grecques, le Centre d’Accueil de Samos se trouve non pas dans un endroit isolé, mais aux portes de l'agglomération. Cela permet évidemment aux réfugiés de se balader en ville, mais ce n’est pas évident pour la population locale qui, pendant longtemps, a montré une solidarité exemplaire en soutenant ces réfugiés, mais qui commence à perdre patience et, surtout, à avoir peur.
C’est que la population locale est vieillissante, alors que la plupart des réfugiés sont jeunes et, dès le matin, viennent se balader le long de la promenade de bord de mer afin d’échapper au bourbier dans lequel ils vivent.
Lassés de la saleté, des risques de maladie et parfois victimes de vols, des citoyens en colère ont créé une association et les autorités locales craignent un développement du racisme, qui ne peut que profiter à l’extrême droite.
Comme me le dit Sammy, «je me suis fait éjecter d’un café parce que je suis Noir. Je croyais qu’un pareil racisme, cela n’existait plus en Europe. On nous traite comme des pestiférés». Christos, un petit bonhomme dans la cinquantaine et proche du quintal qui tient un bar près du port, confirme: «ll y a actuellement une bonne douzaine de commerces qui interdisent l’accès aux réfugiés, souvent parce qu’ils ont été victimes de vols». Les voleurs? «La plupart du temps des Marocains, que la police relâche dans les 24 heures. C’est triste à dire, mais nous nous sentons lâchés et abandonnés par nos autorités au niveau national.»
Tout fraîchement arrivé, récupéré en mer à 1km des côtes grecques par le bateau de Frontex, qui patrouille toutes les nuits.
© Michael Wyler
Ces dernières confirment que quelque 5000 réfugiés sont arrivés à Samos depuis le début 2019 et qu’ils sont 75'000 sur le sol grec, dont 3700 mineurs non accompagnés. Le HCR, souvent critiqué (et pas à tort…) a charge de distribuer des cartes de cash (90 euros par tête et par mois, 50 euros de plus par membre d’une famille) à 65'000 bénéficiaires, dont les réfugiés de Samos, qui proviennent essentiellement d’Afghanistan, d’Afrique et d’Irak.
La Grèce manque-t-elle de moyens pour faire mieux? On peut en douter puisque l’Union européenne a accordé 1,4 milliard d’euros à la Grèce en dotations de base et financements d’urgence pour l’accueil des migrants, les procédures d’asile et la sécurité des frontières. 579 millions d’euros ont déjà été versés. 70% au titre des fonds d’urgence. Sans compter l’aide en matériel et le renfort de 700 agents Frontex et de 200 experts de l’asile...
D’ailleurs, en décembre 2017, l’Office européen de lutte anti-fraude (OLAF) a ouvert une enquête. En octobre 2018, c’était au tour de la Cour suprême grecque d’ordonner une enquête sur d’éventuels abus dans la gestion des fonds européens. Les résultats ne sont pas (encore?) connus, mais en attendant, et tout près de chez nous, des milliers de personnes survivent dans des conditions inhumaines et indignes d’une Europe qui peut et doit faire mieux.
La théorie:
La pratique:
https://www.youtube.com/watch?reload=9&v=l_8YOk5zWpo
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
3 Commentaires
@miwy 18.06.2019 | 13h57
«Plusieurs lecteurs m'ont contacté pour savoir comment aider. Le plus efficace ? des dons, même très modestes, à
https://samosvolunteers.org/donations
Pas de frais administratifs, tout est dévolu à couvrir les besoins de réfugiés »
@mirafavre 19.06.2019 | 22h28
«Merci pour ce reportage qui nous fait prendre conscience d'une situation terrifiante !
J'ai pris note du site de la "samosvolunteers.org pour une aide "efficace" (don).»
@miwy 20.06.2019 | 17h00
«Merci @mirafavre. Cela me fait plaisir de voir que certains agissent alors que tant d'autres somnolent et s'en fichent... Il est vrai qu'un don est plus utile pour l'achat de diverses choses sur place et que l'envoi d'habits ou autres reste coûteux et compliqué »