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Actuel / Après Marignan, les Suisses ont continué à se battre

Chantal Tauxe

1 août 2018

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Dans la connaissance de notre passé, le 1er août 1291 comme la bataille de Marignan en 1515 focalisent toute l'attention. Mais ce qu'il est advenu après, la Paix de Fribourg et ses conséquences, est tout aussi passionnant. Un gros pavé vient de paraître, qui éclaire plein de chapitres méconnus de l'Ancienne Confédération, et recadre quelques mythes.



Ça n’a pas manqué. Donnant une interview au Corriere della Sera (parue dans l’édition du 21 juillet), le conseiller fédéral Ignazio Cassis a invoqué la défaite de Marignan pour expliquer pourquoi la Suisse ne veut pas entrer dans l’Union européenne: les Confédérés meurtris qui revinrent du sanglant champ de bataille choisirent la neutralité, et respectèrent les préceptes de Nicolas de Flue – «occupez vous de vos affaires et ne vous mêlez pas de celles des autres.» Le Chef du Département des affaires étrangères voit dans ce lointain épisode la source de notre politique extérieure.  

Le Tessinois reprend un mythe solidement ancré. Après Marignan en 1515, la neutralité aurait calfeutré les Suisses dans leurs frontières. Ce serait «circulez, il n’y a plus rien à voir», grosso modo jusqu’en 1848, date de fondation de l’Etat fédéral actuel. Pourtant, notre histoire est beaucoup plus riche et complexe que le raccourci 1291-1515-1848.

Un gros pavé de 685 pages, récemment sorti de presse, retrace ce qu’il advint dès 1516 et jusqu’à l’avènement de la République helvétique à la toute fin du 18e siècle. Il s’agit des Actes des colloques consacrés à Paris et à Fribourg à l’automne 2016 à la Paix perpétuelle entre la France et la Suisse. Edité par la Société d’histoire de la Suisse romande, le bouquin fera date dans l’historiographie. Réunissant une vingtaine d’articles des meilleurs spécialistes de la période, il peut se lire agréablement par petites doses*.

François Ier tend la main aux perdants

Alors, non, l’histoire suisse ne se fige pas après la retraite glorieuse de Marignan, peinte quelques siècles plus tard par Hodler. On peut même dire, selon la formule chère à Darius Rochebin, que les «événements se précipitent». On ne soulignera jamais assez l’étrangeté du comportement de François Ier. Le jeune roi a terrassé les hordes confédérées dont tout le continent craignait la fureur et la bestialité, rapportées par les chroniqueurs de l’époque. Mais le vainqueur va s’empresser de tendre la main aux vaincus, et leur offrir des conditions de paix «incroyablement avantageuses», quand bien même, souligne la Professeure Claire Gantet de l’Université de Fribourg, cet accord est scellé entre deux forces très inégales.

 

Le traité de Fribourg scellé entre François Ier et les seigneurs des «anciennes ligues des hautes Allemagnes». ©DR


François Ier promet aux Suisses de les défendre s’ils sont attaqués. Il leur reconnaît la possession de bailliages milanais, il leur rembourse une partie de leurs frais de guerre, il alloue des pensions à chaque canton, il octroie des privilèges commerciaux. Pourquoi? Le Roi de France veut s’attacher les services des mercenaires: la Confédération est un bassin de recrutement plus proche que l’Ecosse, l’Irlande ou la Bohême, autres régions fournissant des guerriers au plus offrant.

A noter que par commodité rétroactive, on parle de Suisses et de Confédérés, mais que le traité de paix mentionne les seigneurs des «anciennes ligues des hautes Allemagnes». Les territoires des cantons sont alors dans l’orbite du Saint-Empire romain-germanique. Ils vont peu à peu glisser dans la sphère d’influence française.

Les liens du sang et de l’argent

La paix perpétuelle, signée à Fribourg, va durer 276 ans, ce qui doit constituer un record. Elle sera renouvelée chaque fois qu’un nouveau Roi monte sur le trône. D’abord utilisés en première ligne des batailles, les régiments levés dans les cantons vont constituer la garde rapprochée de la famille royale, jusqu’à se faire massacrer aux Tuileries le 10 août 1792 pour la protéger de la fureur révolutionnaire. Les historiens estiment à un million le nombre de jeunes Suisses qui ont servi les Rois de France (lire aussi cet article sur la paix perpétuelle). 

Ces «liens du sang» établissent entre les Confédérés et la Royauté une relation de créanciers-débiteurs: la Couronne, qui guerroie beaucoup, honore difficilement toutes ses dettes, les Suisses se montrent patients car ils veulent être payés et ne souhaitent pas rompre une alliance aussi lucrative dans la durée. Pour mieux gérer cette relation complexe et si particulière, dès 1522, une ambassade est établie à Soleure.


Le renouvellement de l’alliance entre Louis XIV et les cantons suisses, en 1663. Cette tapisserie monumentale est aujourd’hui visible à l’Ambassade de Suisse à Paris. ©DR


Alors comment la retraite de Marignan est-elle devenue ce totem du discours politique sur la neutralité suisse? L’historien Thomas Maissen l’étudie en détails dans un article fouillé dont nous reprenons ci-dessous les points principaux, et que le conseiller fédéral Ignazio Cassis serait bien inspiré de lire.

On ne le sait pas assez: «L’alliance avec la France fut l’unique traité de politique non seulement étrangère, mais aussi intérieure engageant l’ensemble des Confédérés. Par son argent et son influence, la France voulait s’assurer un réservoir de mercenaires; elle empêcha ainsi la Confédération de se dissocier, notamment le long de lignes confessionnelles.»

Ce constat est essentiel. Non, la Suisse ne s’est pas développée seulement de manière organique et autonome, mais sous pression ou en interaction avec les autres pays européens.

Le tournant des Traités de Westphalie en 1648

Sur le parchemin, le Roi de France veut se garantir l’exclusivité des soldats suisse. Dans la pratique, les cantons continuèrent à nouer des alliances militaires avec d’autres puissances étrangères. La sanglante Guerre de Trente ans fait office de révélateur: les Confédérés se rendent compte qu’ils ont eu des morts dans tous les camps, bien que la Confédération soit restée en tant que telle hors du conflit. «Cette expérience, note Thomas Maissen, était une condition préalable à l’adoption de la neutralité comme position officielle de la Confédération dans la société des Etats qui s’établit progressivement après les traités de Westphalie de 1648.»

L’origine de la neutralité commence à être discutée à la fin du XIXe siècle, documente Thomas Maissen, lorsqu’il s’agit de légitimer le nouvel État-nation, fondé en 1848, en le faisant remonter au Moyen-Âge. En 1885, l’historien Dändliker évoque le traité de Fribourg et parle de la neutralité de la Suisse «dans la mesure où l’on peut utiliser ce terme». Dans la foulée, Dieraurer, autre référence historiographique de l’époque, voit dans 1516 «la transition vers une position de neutralité» plus appropriée aux moyens des cantons que leurs ambitions de puissance.

Un scandale d’espionnage entre la Suisse et l’Allemagne bismarckienne accroît la nécessité de se référer à un principe ancien, et de remonter à la défaite de Marignan.

En 1904, un autre auteur estime que «c’est l’absence d’un pouvoir centralisé qui explique pourquoi les Suisses ont renoncé à une politique de puissance» plutôt que la défaite de Marignan.

Naissance d’un mythe utile

L’interprétation va durablement changer pendant la Première Guerre mondiale. En 1915, pour le 400e anniversaire de la bataille, alors que la Suisse est écartelée entre ses deux voisins belligérants, l’évocation de Marignan «unique origine et cause de notre neutralité» permet de légitimer la position officielle des autorités.

Dans les années qui précédent la deuxième guerre mondiale, le mythe s’installe d’autant plus fort que l’on ressort aussi la figure de Nicolas de Flue. A l’été 1940, le conseiller fédéral Marcel Pilet-Golaz les utilise dans le contexte de «défense spirituelle».

Quelques années plus tard, son successeur, Max Petitpierre, reconnaît lui que la neutralité date plutôt des traités de Westphalie que des bonnes paroles de l’ermite ou de défaite de 1515.

En 1965, un comité «pro Marignano» se constitue pour ériger un monument avec pour épigraphe «Ex claude salus» (De la défaite vient le salut). Le choix du latin suggère habilement une tradition ancienne. Un autre comité «pour la commémoration de la bataille de Marignan et de ses conséquences» s’attache à mieux documenter ce qui s’est passé. Conclusion d’un gros ouvrage de 600 pages d’Emil Usteri: «Ce qui est en général affirmé à l’école est faux. Les Confédérés n’ont pas cessé de se mêler des affaires étrangères après Marignan et sous le coup de la défaite: ils ont continué à le faire, simplement de façon moins officielle… Le revirement de la Suisse vers la véritable neutralité est l’œuvre des générations postérieures».


«Les défaites héroïques sont, au même titre que les grandes victoires, la matière masculine à partir de laquelle les nationalistes conservateurs de nombreux pays forgent la soi-disant spécificité de leur pays et tirent des leçons présentées comme intemporelles.»

Parmi les membres qui ont financé ce livre figure Christoph Blocher, qui pourtant martèle le contraire: «notre neutralité remonte à la bataille de Marignan, elle est bien plus vieille que l’Etat fédéral».

Dans la conclusion de sa passionnante communication, Thomas Maissen se demande pourquoi beaucoup d’opposants à l’intégration à l’Union européenne célèbrent une défaite militaire? Il note, en citant l’exemple du Serbe Slobodan Milosevic, que: «Les défaites héroïques sont, au même titre que les grandes victoires, la matière masculine à partir de laquelle les nationalistes conservateurs de nombreux pays forgent la soi-disant spécificité de leur pays et tirent des leçons présentées comme intemporelles.»

Ce faisant, poursuit Thomas Maissen, les nationalistes conservateurs «refoulent le fait que les Suisses ont surestimé leurs propres forces en 1515, entraînant la signature d’un traité de paix avec la France qui fit des Confédérés un fournisseur de mercenaires sous tutelle pendant trois siècles. De façon plus problématique encore, ils refoulent le fait que la neutralité de la Suisse, sa pérennité en règle générale pacifique et le système international des Etats se fondent sur le droit international. Ce dernier a pour sa part besoin d’institutions et d’instances qui le garantissent, et sur notre continent, c’est l’Union européenne qui les garantit.»

On mesure ainsi à quel point l’enjeu mémoriel autour de Marignan est au cœur de l’actualité politique, avec la votation de novembre prochain sur l’initiative de l’UDC dite «pour l’autodétermination». Une raison de plus pour mieux se renseigner sur les siècles de relations étroites entre la Suisse et la France à partir de la Paix de Fribourg.


Cet article doit aussi beaucoup aux discussions entre historiens lors d’une soirée de présentation de l’ouvrage, organisée à l’Ambassade de Suisse à Paris, le 6 juin 2018.


* Ouvrage collectif, «Après Marignan, la Paix perpétuelle entre la France et la Suisse», 1516-2016, Société d’Histoire de la Suisse romande, 685 pages.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

2 Commentaires

@Richard Golay 01.08.2018 | 09h31

«Texte intéressant, merci ! En ce 1er août il est bon de mettre de l'ordre dans notre histoire qui est effectivement trop souvent caricaturée.
Il est par contre étonnant que Thomas Maissen affirment que l'UE est la garante du droit international sur notre continent. Je croyais que c'était l'ONU (avec un siège à Genève). Tentative désespérée de trouver une utilité à l'UE ?
Sur la non-adhésion de la Suisse à l'UE, je vois dans la position de Mme Tauxe l'impossibilité d'admettre que la raison principale de la position du peuple suisse est d'avoir conscience que cette structure politique est fondamentalement un déni de démocratie.»


@Orgétorix 03.08.2018 | 20h38

«Merci de remettre ainsi "l'église au milieu du village" et de tordre le cou aux mythes sur la neutralité et l'indépendance soi-disant "séculaires" de la Suisse, qui remonteraient au temps des Waldstätten! Non seulement la Suisse a toujours été dans son histoire plus ou moins directement sous l'influence de ses puissants voisins (Saint-Empire, France) mais sa fameuse neutralité n'a été rendue possible que parce que celle-ci servait en fait les intérêts desdits voisins; sans cela, cette neutralité n'aurait guère fait long feu. Etrange aussi, que les Suisses n'aient pas compris que la Construction européenne était, d'une certaine manière, la continuation à une autre échelle, qui est celle à laquelle les problèmes se posent aujourd'hui, du principe qui a présidé à la consolidation petit-à-petit de l'alliance confédérale, à savoir que l'on est plus fort et efficace uni que divisé (division qui a coûté assez cher à notre continent jusqu'au milieu du siècle passé!). Même si elle est loin d'être parfaite (mais elle est encore jeune), l'UE a garanti une période sans conflit majeur d'une durée que notre continent n'avait jamais connue auparavant. Dommage qu'au lieu de participer à cet construction et y apporter son expérience la Suisse ait choisi de s'en tenir (plus ou moins, et plutôt "moins" que "plus" quand ses intérêts économiques sont en jeu!)) à l'écart. »