A vif / Milliards rouges
Un témoignage de toute première main décrit dans un livre récemment paru en anglais comment faire des affaires avec des représentants de «l'aristocratie rouge» au pouvoir en Chine communiste. Un récit entre fortunes gigantesques, corruption et disparitions forcées.
L'homme d'affaires chinois Desmond Shum et son épouse Whitney Duan ont eu leur heure de gloire internationale en octobre 2012. Le très respecté New York Times les a mentionnés tous deux comme prête-noms servant à dissimuler l'immense fortune personnelle des proches du Premier ministre chinois d'alors, Wen Jiabao, dont le secret recouvrait jusqu'alors un archipel de sociétés offshore et de prête-noms.
Aujourd'hui, Whitney Duan est portée disparue, enlevée en 2017 en plein Pékin par des agents du shuaggui, les services disciplinaires du Parti communiste, tandis que son ex-conjoint – ils avaient divorcé –, réfugié au Royaume-Uni avec leur fils, témoigne des soubassements et des recoins les plus sombres du capitalisme à la chinoise, de sa manière de laisser les plus chanceux accumuler des fortunes tout en les maintenant à la merci du Parti communiste.
Red Roulette. An insider's story of wealth, power, corruption and vengeance in today's China (Roulette rouge. Une histoire vécue de l'intérieur sur la richesse, le pouvoir, la corruption et la vengeance dans la Chine d'aujourd'hui) est un témoignage rare que doivent impérativement lire Ignazio Cassis, Ueli Maurer, les dirigeants de Swissmem et tous les autres responsables politiques et d'affaires qui prétendent encore aujourd'hui que la Suisse doit taire autant que possible ses objections concernant le respect des droits de l'homme dans la République populaire pour favoriser autant que possible la conclusion de nouvelles affaires.
«La logique du système léniniste chinois, pour l'essentiel inchangée depuis l'ère du président Mao, exige que le Parti s'assure de la maîtrise totale du système. Ce n'est que durant les phases de crise que le Parti desserre son emprise et accorde un peu de liberté aux entreprises. Il le fait toujours à contrecœur, avant de revenir sur sa décision», écrit cet insider.
Réseautage à la chinoise
Desmond Shum et Whitney Duan se sont trouvés propulsés pratiquement au sommet de la pyramide des affaires et du pouvoir pendant les trois décennies de fulgurant progrès économique qui ont précédé l'arrivée au pouvoir du président actuel, le très autoritaire Xi Jinping. Desmond est un Chinois de Hongkong, formé à l'occidentale, avec séjour dans une université américaine suivi par un premier emploi de trader dans une banque du territoire alors britannique. Jouissant de nombreuses connexions familiales sur le continent, il est envoyé en République populaire par son employeur, un fonds de capital-investissement, pour y pêcher les bonnes affaires. Il y connaît des succès initiaux, rencontre la ruine mais fait la connaissance de sa femme.
Whitney, elle, est une campagnarde du Shandong, une province de l'Est de la Chine. Elle aurait pu devenir ouvrière. Remarquée, elle est envoyée étudier les sciences techniques avant de se voir chargée par son école de conclure des contrats d'approvisionnement. Elle y apprend l'art du réseautage à la chinoise, celui de nouer les alliances avec les personnes qui comptent. Son réseau va jusqu'à inclure l'épouse de Wen Jiabao, alors bureaucrate en pleine ascension. Surnommée Tante Zhang, cette femme devient la pierre angulaire du réseau de relations du couple, celle qui oriente, débloque des dossiers, fait obtenir des autorisations grâce au poids grandissant de son mari dans la hiérarchie de l'Etat.
100 000 dollars de vieux Bordeaux
Cette époque est caractérisée par tous les tours et détours d'un capitalisme sauvage en pays stalinien. Tout est bon pour faire des affaires: boire des coups de moutai – l'alcool de riz en vogue chez les cadres du Parti – des semaines durant pour créer des liens de compagnonnage avec les fonctionnaires pouvant débloquer un dossier, organiser des réunions entre entrepreneurs et cadres du Parti dans de discrètes chambres d'hôtels de luxe du centre de Pékin, où s'échangent influences et enveloppes, cabales montées contre tel ou tel qui constitue un obstacle, par exemple au titre de la lutte anticorruption.
Fort de sa double culture, de ses relations et de beaucoup de chance, le couple se hisse parmi l'élite des affaires et de l'aristocratie rouge, ces descendants des compagnons de Mao qui s'adjugent le pouvoir et ses prébendes. Desmond raconte même cet hallucinant voyage d'affaires qu'il a entrepris à Paris, dans le Bordelais et à Milan avec deux entrepreneurs et un membre de l'«aristocratie rouge», fait en jet privé – trois jets, pas seulement un, même si deux voyageaient à vide, tous les participants voulant rester ensemble pour jouer aux cartes – avec repas gargantuesque au Pavillon Ledoyen à Paris, où une séance de «dégustation verticale» de vieux Bordeaux a porté la note à 100 000 euros.
Pas de libéralisation
Desmond Shum relate aussi la lente chute du couple, privé de ses principaux alliés au fil de la perte de ses soutiens, eux-mêmes abattus par les guerres de pouvoir internes au Parti. Il dit leurs tentatives de se raccrocher aux branches, comme cette fois où il manifeste à Hongkong, à la demande du Parti, contre les manifestant prodémocratie. Et de confesser qu'il n'y avait «aucune conscience» politique dans cet acte, dicté uniquement par le gain personnel qu’il pouvait en retirer.
Desmond Shum reconnaît ne pas avoir toujours eu le beau rôle dans cette aventure. Il a participé, à sa manière, à la consolidation d'un des régimes dictatoriaux les plus puissants et les plus dangereux pour la démocratie et le respect des droits fondamentaux dans le reste du monde. Et de porter ce constat, dicté par des décennies d'expérience vécue de l'intérieur: jamais, au grand jamais, les «princes rouges» qui ont ouvert leur pays au capitalisme et lui ont ainsi permis de s'enrichir à grande vitesse n'ont eu la moindre intention de le libéraliser, contrairement à ce qu'espéraient maints responsables occidentaux.
Pourquoi auraient-ils ouvert leur pays? Interroge-t-il, avant de répondre, lucidement: «Ils n'avaient aucune raison de le faire puisqu'ils bénéficient déjà du meilleur de deux mondes, le capitalisme occidental qui leur permet de s'enrichir, et la dictature domestique, qui consolide leur fortune tout en les maintenant au pouvoir.»
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
0 Commentaire