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De la crise durable du secteur psychiatrique aux faits divers criminels qui, régulièrement, mettent en cause des individus privés de volonté, la maladie mentale fait débat. La question des meilleures manières dont la société peut y faire face, dans sa complexité et sa diversité, est assurément obscurcie par des préjugés romantiques sur la « folie » (sur son rapport au génie, sur sa relativité culturelle…).



Pierre-Henri Ortiz, Université d'Angers


La discussion peut aussi être entravée par un préjugé évolutionniste, qui verrait dans le soin psychiatrique ou dans le statut juridique singulier du trouble mental des innovations de la Modernité occidentale.

Certes, le traitement médical et social de la maladie mentale dans les sociétés du XXIe siècle est profondément déterminé par l’invention relativement tardive de l’hôpital et de médicaments puissants, ou encore par les développements de l’imagerie cérébrale. Si le cadre institutionnel, les techniques de soin et les méthodes de recherche scientifique ont une longue (et passionnante) histoire, il n’en demeure pas moins que leur évolution est définie par des principes sociaux stables, qui trouvent leur première formulation à l’aube de notre civilisation.

De même que l’irresponsabilité pénale des individus dont le jugement est aboli est une règle de droit observée dès le sortir de la Préhistoire, de même, il existe bien une psychiatrie antique, pensée et nommée comme telle. Les auteurs de langue latine la désignent comme « soin des aliénés » (curatio furiosi). Elle est le reflet, dans la sphère médicale, du traitement civique des malades désigné par les auteurs juridiques comme « protection des déments » (cura furiosi).

Naissance de la psychiatrie

Les modalités du traitement médical des personnes atteintes de trouble mental sévère (les furiosi) sont élaborées par des auteurs de langue et souvent d’origine grecque, puisque la médecine est une discipline enracinée dans la culture de la civilisation grecque. Mais cette invention a lieu dans un contexte romain, c’est-à-dire à l’époque romaine et dans la ville de Rome, dans le milieu sénatorial et bourgeois de la fin de la République (du temps de César et Cicéron, ou peu avant).

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La naissance de cette psychiatrie est inséparable du nom d’Asclépiade de Bithynie (dans l’actuelle Turquie), un personnage singulier, orateur peut-être dans les premières années de sa vie professionnelle, venu ensuite exercer la médecine dans la Ville éternelle où il évolue dans l’entourage de Crassus le Riche. Mais dans l’ombre d’Asclépiade, les soins médicamenteux, incluant notamment le recours aux psychotropes et aux sédatifs, s’étaient sans doute déjà diffusés, dans une mesure qu’il est impossible d’évaluer.

Par la suite, la méthode du soin psychiatrique se développe et se consolide dans le contexte impérial, notamment à l’apogée de l’Empire incarné par la dynastie antonine (Trajan, Hadrien, Marc Aurèle…). Dans ce sens, la psychiatrie antique est moins une invention romaine qu’une invention du philhellénisme romain : une invention proprement « impériale », dans le sens où elle naît de la rencontre entre l’art d’une civilisation conquise (l’art médical grec, mais aussi sa culture gymnique ou son art oratoire) et les usages d’une société conquérante, dont les élites acquièrent des niveaux de fortune inédits, au point de pouvoir financer pour leurs malades des soins quotidiens sur la longue durée. La naissance de la psychiatrie bénéficie aussi de la première « mondialisation » d’époque hellénistique et romaine, qui donne accès à de nouvelles épices et à de nouveaux médicaments.

Dans ses modalités, la psychiatrie ancienne est avant tout un art de la discipline. En plus des purges au cœur de tout traitement médical, le soin des déments articule discipline alimentaire, discipline comportementale et exercices physiques, sensoriels et intellectuels. La parole y tient une part non négligeable et l’état émotionnel du patient est l’objet d’une attention permanente. Si les médecins restent pudiques à leur sujet, les médicaments, spécialité d’une profession pharmacienne concurrente, semblent aussi, bien souvent, tenir un rôle central.

Corps et esprit, raison et sentiments

Comme son nom l’indique, la psychiatrie romaine (ou curatio furiosi) s’adresse en premier lieu aux « déments », aux « aliénés » (furiosi) : une catégorie médicale tardive et peu définie, dont le nom latin comme son équivalent grec (mainomenos) sont empruntés aux catégories de la vie sociale et juridique.

Comme le dit encore le droit français du XXe siècle, le « dément », c’est d’abord l’individu dont la volonté est troublée au point de justifier un statut juridique spécial, combinant incapacité au civil et irresponsabilité au pénal. La situation exceptionnelle de ces personnes était déjà prise en considération par le droit pré-historique : ce n’est donc que dans un second temps que les médecins de l’Antiquité développent une prise en charge thérapeutique pour les individus en état de « démence », dont la maladie correspond dans ses grandes largeurs à la notion de psychose en médecine moderne.

Mais la méthode de soins que les médecins gréco-romains mettent en place pour les guérir, ou pour les soulager, s’applique aussi, sous certains aspects, à des états voisins, désignés comme « phrénite » et comme « mélancolie ». La première, la « phrénite », est une catégorie médicale très ancienne qui désigne une affection fulgurante, et souvent mortelle, associée à des symptômes de confusion mentale sévère. Des auteurs modernes ont pensé y reconnaître l’encéphalite, la méningite, la malaria ou le syndrome délirant organique.

Au contraire, la « mélancolie » est une catégorie d’invention tardive et incertaine, dont le sens varie considérablement d’un auteur à l’autre. Chez les auteurs d’époque romaine, elle entretient le plus souvent un lien étroit avec la « démence », avec laquelle elle a en commun d’être un trouble psychique grave et de longue durée. Mais par différence avec la « démence », elle en vient à désigner les désordres d’ordre affectif (phobiques, paranoïaques, dépressifs…) plutôt que d’ordre cognitif ou intellectuel (délire, illusions, déraison…).

Les soins prodigués par la psychiatrie varient d’une maladie à l’autre, et en un sens, c’est la méthode de soin qui définit les maladies. Mais le corps malade est toujours le premier objet de l’action thérapeutique des médecins. Par exemple contre la phrénite, qui est nettement une affection du corps, la psychiatrie antique mobilise d’abord les remèdes ordinaires de la médecine ancienne, tels que la saignée ou les purges. Contre cette maladie, les soins de l’esprit, destinés à soulager les symptômes confusionnels, ne sont appliqués que de manière superficielle, pour la même raison qu’aujourd’hui, la méningite n’est pas prise en charge par nos services de psychiatrie : l’une et l’autre sont des affections aiguës, qui relèvent de la seule médecine organique.

Le soin des « déments » est lui aussi, en premier lieu, un soin du corps, parce qu’il est pensé au départ sur le modèle du soin corporel des phrénitiques : la démence, catégorie d’abord étrangère à la médecine, tardivement naturalisée dans la classification des maladies, est conçue par comparaison avec cette vieille catégorie de « phrénite » et reçoit donc aussi les traitements de base prévus contre cette autre maladie « de l’intérieur » qu’il s’agit d’évacuer. Cet aspect de la psychiatrie ancienne est, en d’autres termes, le produit d’un syllogisme : soigner une maladie, c’est purger le corps, donc si le dément est un malade, son corps doit être purgé. Mais la démence reçoit en outre une multiplicité de soins destinés à redresser la raison et à apaiser les émotions : des soins que nous pourrions qualifier de « psychothérapie ».

Les « mélancoliques » sont les principaux bénéficiaires de cette « psychothérapie », bien qu’ils soient nettement distingués des « déments » par la médecine ancienne selon une logique qui reflète celle du droit. En effet devant les tribunaux, les mélancoliques qui souffrent de leurs émotions ne bénéficient pas du régime juridique d’exception des déments, parce que leur mal n’abolit ni la capacité de comprendre, ni la volonté. Pour autant, les soins psychiques appliqués aux « déments » sont aussi (et davantage encore) prodigués aux mélancoliques, pour la même raison que nos services psychiatriques prennent en charge la dépression : c’est-à-dire en raison de la gravité de leur mal-être et de la menace qu’il fait peser sur la vie de ceux qui en souffrent.

Pour les « déments » à proprement parler, l’aliénisme antique qui se structure à Rome associe donc un régime de protection juridique (cura furiosi) à un régime médical (curatio furiosi), selon une distinction qui tient compte du double aspect individuel et civique de la psychose, et qui en confie la charge à des professions différentes. Constater l’origine antique, voire préhistorique, de ce double rapport à la maladie mentale, c’est y reconnaître un principe fondamental de notre vie sociale.


Cet article puise en bonne partie dans les sources rassemblées dans l’ouvrage La psychiatrie à Rome, Comprendre et soigner la folie d’après Celse et Caelius Aurelianus.The Conversation

Pierre-Henri Ortiz, Maître de conférences en histoire romaine, Université d'Angers

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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