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Reportage / Au Liban, le Hezbollah pèse encore lourd


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A Beyrouth, meurtrie par treize mois de guerre, la cérémonie de l’Achoura, célébrée chaque année par les chiites du monde entier, a pris une tournure politique suite à la mort du leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, tué par les frappes israéliennes. Si sa disparition marque un tournant, la ferveur populaire continue de galvaniser les foules. Reportage.



Que reste-t-il du Hezbollah au Liban? Bombardé sans relâche par Israël depuis des mois, le mouvement est aujourd’hui très affaibli. Son leader adulé, Hassan Nasrallah, a été tué en 2024, et des dizaines de cadres ont également été éliminés. Le gouvernement tente de le désarmer et d'intégrer ses hommes dans l’armée. Dans la vie civile il en va autrement. Le mouvement garde des députés au Parlement et même des ministres au sein du gouvernement. Une grande partie de la population chiite lui reste fidèle, notamment parce que, face à un Etat souvent absent ou défaillant, le Hezbollah est perçu comme un acteur capable d’assurer sécurité, services sociaux et représentation identitaire. La journaliste et photographe haut-savoyarde Sarah Martin a assisté à une cérémonie religieuse qui s’est transformée en acte militant. Elle nous en livre un témoignage à chaud sur la cérémonie de l’Achoura. 

Dans la banlieue sud de Beyrouth, au cœur de Dahieh, les tambours résonnent – graves, profonds – comme un battement de cœur collectif. Ce dimanche 6 juillet 2025, je marche au rythme de la procession chiite d’Achoura, noyée dans une mer noire de fidèles. Hommes, femmes, enfants, tous en deuil, avancent en silence ou en psalmodiant. Les drapeaux jaunes du Hezbollah flottent aux côtés de bannières noires sur lesquelles est inscrit le nom d’Hussein. L’air est lourd, chargé d’encens, de poussière et de mémoire.

Ce matin-là, j’arrive à Dahieh – quartier majoritairement chiite, bastion politique et symbolique du Hezbollah – avec mon ami Hussein, sur les coups de 6 heures. Sa mère, Rabab, nous attend devant un petit restaurant du quartier. Elle prépare des man’ouchés et du café pour les fidèles. C’est une habitude. «On ne peut pas pleurer notre martyr l’estomac vide», souffle-t-elle doucement en retournant une galette chaude. Autour d’elle, d’autres habitants s’activent. Distribuer à manger est ici plus qu’un geste de charité: c’est une forme d’engagement, un rituel de solidarité. 

La foule se densifie rapidement. Avec Rabab, je me retrouve dans un espace réservé aux femmes, une marée noire silencieuse. Nous sommes assises sur une immense bâche blanche, aux côtés de centaines d’autres femmes et de leurs enfants. Toutes pleurent. Certaines récitent à voix basse. L’histoire du martyre résonne dans la ville. «Je n’ai pas de fils martyr, mais j’ai pleuré ceux des autres. Et je pleure encore», me confie Rabab.

Une cérémonie entre ruines et deuil

L’Achoura, célébrée chaque année par les chiites du monde entier, commémore le martyre de l’imam Hussein, petit-fils du Prophète Mahomet, tué en 680 à Karbala dans l’actuel Irak, par les troupes du calife omeyyade Yazid. C’est l’épisode qui scelle la séparation entre sunnites et chiites. «Hussein incarne la résistance face à l’oppression, la justice contre la tyrannie» me raconte mon ami du même nom. La mise en scène du deuil – chants, lamentations, rituels corporels – est aussi un rappel politique. 

La procession serpente entre les décombres. Les immeubles éventrés exhibent leurs entrailles, entrecoupés de photos collées aux murs: portraits de disparus, de martyrs. Sur les balcons, des banderoles noires flottent doucement, parfois déchirées, témoignages silencieux d’une guerre qui ne s’efface pas. Sur les murs, des affiches funéraires, des versets du Coran, des slogans. Parmi les enfants, certains sont déguisés en guerrier d’Hussein; ils se tiennent droits, récitant des versets qu’ils ne comprennent peut-être pas toujours, portant déjà le poids d’une mémoire collective. Certains hommes marchent pieds nus, d’autres portent des chaînes symboliques autour des poignets. Elles rappellent la captivité des femmes et des enfants d’Hussein après la bataille. Marcher pieds nus, c’est partager l’humiliation des exilés. Au-dessus de la foule, des haut-parleurs diffusent les récits du martyre. Et puis ce cri, repris par des milliers de voix: «Labeika ya Nasrallah!» – «À tes ordres, Nasrallah!» Cette année, il sonne comme un écho orphelin. Pour la première fois depuis plus de trente ans, la commémoration se déroule sans le grand leader, tué dans une frappe israélienne ciblée sur son bunker à Haret Hreik en septembre 2024. Si sa disparition marque un tournant, la ferveur populaire continue de galvaniser les foules.

Un message politique et un acte de résistance

Plus qu’un rituel religieux, l’Achoura 2025 est devenue une scène politique. Dans un Liban meurtri par treize mois de guerre, endeuillé par plus de 4000 morts et 16 600 blessés, selon les sources officielles, cette marche s’apparente à une déclaration, un moment de vérité collective. Les visages sont fermés, les pas déterminés. «Ce n’est pas qu’un deuil religieux, explique Fatima, 47 ans, venue avec sa fille. C’est un message politique. Le deuil, ici, c’est aussi de la résistance.»

La guerre entre Israël et le Hezbollah, déclenchée à la suite du conflit à Gaza en octobre 2023, s’est étendue au Liban dès les premières semaines. Des escarmouches frontalières se sont rapidement transformées en bombardements massifs. À Dahieh, les habitants se souviennent des nuits rythmées par les bips d’alerte, des coupures d’électricité, des départs précipités. Le cessez-le-feu signé en janvier 2025 n’a pas mis fin aux frappes. À plusieurs reprises depuis lors, des bombardements israéliens ont encore touché les quartiers sud de Beyrouth.

«Nous ne remettrons pas les armes!»

À un croisement, un homme me tend une affiche jaune. En grosses lettres noires et rouges il y est écrit: «Vous n’aurez pas nos armes». L’affiche est simple, mais elle claque comme un manifeste. Depuis plusieurs semaines, des discussions internationales évoquent le désarmement progressif du Hezbollah. Mais dans les rues de Dahieh, cette perspective ne trouve aucun écho favorable. S’élève alors le message: «Lan nusallim as-silaḥ!» – «Nous ne remettrons pas les armes!» Dans le discours du mouvement, ce refus est présenté comme une réponse légitime à ce qu’il considère comme une menace permanente. Ce 6 juillet, Naïm Qassem, successeur de Nasrallah, s’est adressé à la foule. Il a refusé toute idée de désarmement. «La menace ne nous fera pas capituler», a-t-il lancé avant d’ajouter qu’Israël doit d’abord respecter le cessez-le-feu, «se retirer des territoires occupés, arrêter son agression (...), libérer les prisonniers». Ce discours intervient à la veille de l’arrivée à Beyrouth de l’émissaire américain Tom Barrack, venu discuter d’un plan de désescalade.

Ne pas adhérer ni juger

Cette année, Achoura n’est pas seulement une cérémonie de piété: elle déploie l’état d’esprit d’un corps social qui s’est senti assiégé, enlisé, humilié, mais qui tient bon. L’absence de Nasrallah, la présence des ruines, les discours martiaux encadrés par les larmes rappellent une vérité: ici, l’émotion fait front commun. Elle devient une forme de résistance – telle qu’elle est pensée et portée: collective, symbolique, enracinée dans une mémoire partagée. 

Ces voix, ces gestes, ces larmes forment un récit singulier – un imaginaire de résistance façonné par les deuils, l’histoire et les combats d’un groupe souvent marginalisé dans les récits dominants. Je le restitue ici tel qu’il m’a été donné à voir et à entendre: sans adhérer ni juger, sans prétendre à une objectivité totale, mais avec le souci constant de rendre compte de ce qui se vit, se dit et se transmet – au plus près de celles et ceux qui le portent. Car toute histoire a plusieurs versants, et l’on ne peut prétendre comprendre l’un sans prêter une écoute attentive à l’autre.

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