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Chronique

Chronique / Quand le roi des Belges et le père de Tintin tournent un film au bord du Léman, Grock s’exclame: «Sans blâââgue!?»

JL K

14 janvier 2018

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La pesante réalité se trouve dépassée par la dansante fiction du dernier roman de Patrick Roegiers, «Le roi, Donald Duck et les vacances du dessinateur», qui est à la fois un film et son propre making of, une BD verbale aussi claire que le 20e siècle fut obscur, un retour aux sources du dessin animé et des premiers rêves hollywoodiens, un portrait amical de la Suisse aux clichés savoureusement sublimés, une façon pacifiée de revisiter les pesanteurs humaines en temps de guerre, un hommage à Tintin le vertueux avec la malice de Quick et Flupke et autres Marx Brothers, un festival de trouvailles drolatiques parsemé d’interjections à valeur de sous-titres: chic et chouette, quel talent!



Que ferait Donald Duck, le plus américain des canards de nos enfances, s’il apprenait que son homonyme, devenu président de la firme America First après un début de carrière à la Picsou, s’avisait de se pointer au bord du lac de Davos, au pied du mont Forum, pour s’y baigner avec sa suite de mille pingouins en costumes de kleptocrates télévangélistes? 

La réponse se trouve suggérée noir sur blanc à la page 149 d’un livre qui vient de paraître en France sous la signature d’un auteur d’origine belge à qui rien de ce qui est suisse n’est étranger, à commencer par les règlements de police de celle-ci. 

L’on pourrait ainsi imaginer, comme dans le roman au bord du Léman, que Donald lance à Trump s’apprêtant à plonger dans le lac de Davos:

«Commencez par lire les écriteaux avant de rouler les mécaniques! Et d’abord celui-ci: NOYADE INTERDITE. Et celui-là pour faire bon poids: NE VOUS ASSEYEZ PAS DANS LE FOND" Du coup, le Président à mèche d’éléphant rose s’exclamerait: "Damned, mais où suis-je?". Et le Donald le plus sympa de la paire, soudain métamorphosé en Daffy Duck, le vilain canard de Tex Avery, poursuivrait d’un ton se la jouant inquisiteur cantonal: "Vous êtes en Suisse et pas dans un de ces "pays de m…" que vous avez spoliés avant de punir leurs pauvres gens, et en Suisse ça blague pas. Vous avez le permis pour regarder le lac?" -"C’est combien?" -"50 francs" -"C’est pas donné". – "C’est comme à Mar-al-lago, tout se paie! Pas de sous pas de Suisse!"»

Hergé, cette année-là, se sentait «tout chose»… 

«S’il y a une chose que je déteste plus que de ne pas être pris au sérieux, c’est de l’être trop», disait Billy Wilder auquel on doit le plus hollywoodien des films sur Hollywood, Sunset Boulevard, cité par Patrick Roegiers en exergue de la deuxième partie de son roman (intitulée Le principe du rire contradictoire), et l’auteur pourrait le prendre à son propre compte. 

De fait, les gens qui se prennent au sérieux seront tentés de taxer de galéjade ce livre mélangeant tous les genres et traitant d’un pied léger les graves sujets du non moins grave siècle passé. À l’inverse, ceux qui pour les mêmes motifs attendent d’un auteur qu’il traite gravement les graves sujets, tomberont dans le même panneau en prêtant trop de sérieux au propos du romancier. 

Ces graves sujets, pour parler clair, se résument à l’attitude jugée irresponsable du roi Léopold III au début de la Deuxième Guerre mondiale, refusant à la fois de rejoindre le gouvernement en exil à Londres et de pactiser avec les Allemands à l’instar des Français de Vichy. Et, côté Georges Remi, alias Hergé, d’avoir collaboré, fût-ce avec d’innocentes bandes dessinées pour enfants, à un journal taxé de complaisance avec l’occupant, dont les responsables furent condamnés à mort puis graciés. 

Léopold traître à la partie? Hergé collabo? Devant la justice d’après-guerre, celui-ci fut blanchi, l’Auditeur militaire du procès concluant qu’il ne pouvait se couvrir de ridicule en recommandant sa condamnation. Le résistant William Ugueux, en décembre 1945, déclare ainsi à son propos «Quelqu’un qui s’est bien conduit à titre personnel, mais qui n’en est pas moins demeuré un anglophobe évoluant toujours dans la mouvance rexiste. Il illustrait bien la passerelle qui reliait l’esprit scout primaire et la mentalité élémentaire des rexistes: goût du chef, du défilé, de l’uniforme… Un maladroit plutôt qu’un traître. Et candide sur le plan politique». 

Ces détails avérés se retrouvent bel et bien (en partie) dans un chapitre du roman de Patrick Roegiers où Léopold et Hergé évoquent leur passé, mais le thème du livre n’est en rien une «démystification» politiquement correcte au goût du jour, ni une retouche d’image comme celle qui avait inspiré L’Autre Simenon, ouvrage antérieur de Patrick Roegiers où celui-ci égratignait la statue du grand romancier en rappelant la triste dérive fasciste de son frère… 

 Quant à Léopold, dont la conduite pouvait se justifier à certains égards, mais qui s’était rendu impopulaire par sa morgue aristocratique et son style de joueur de golf, il avait finalement abdiqué au profit de son fils Baudoin, de profil plus neutre et mieux approprié au théâtre royal «pour rire» de notre temps de démocratie sociale plus ou moins propre sur elle… 

La Suisse, pharmacie pour les cabossés de la vie 

Durant notre enfance de sauvageons, lorsque nous allions nous royaumer dans les forêts des hauts de Lausanne, il nous arriva de tomber sur un vieux Monsieur maigre comme un oiseau et de haute taille, coiffé d’un béret et nanti d’une loupe, qui scrutait les mousses et les fougères avec la plus vive attention. L’on nous dit qu’il s’agissait d’Auguste Piccard, un savant qui était descendu très profond dans les océans et monté très haut dans la stratosphère, mais nous ignorions alors qu’il avait été le modèle du professeur Tournesol, que nous retrouvons volontiers dans le roman de Patrick Roegiers comme nous y retrouvons Bianca Castafiore à ses débuts et le petit Tchang, l’un de nos meilleurs amis de papier de la même époque. 

Lorsque, en 1948 (je m’en souviens comme d’hier, âgé d’un an et trouvant déjà le ciel très bleu, comme dans le roman), Hergé se retrouve à l’Auberge du Lac, près de Gland, il traverse une période de doute. La serveuse de l’auberge, une prénommée Colette venue d’Yverdon, est pourtant accorte, le patron est non moins avenant et ses menus «de sorte», mais le père de Tintin doute de sa créature, qu’il trouve trop parfaite, trop performante, trop vertueuse, trop tout. En un mot: Tintin lui casse les pieds, et puis il se pose des questions sur sa relation avec Germaine, dont l’amour est intact de son côté à elle alors qu’il envisage la séparation. 

Or une chance est alors offerte à Hergé qui déprime - et notamment à cause de «rêves blancs» assez terrifiants, tant il est vrai que voir tout en blanc n’est pas plus réjouissant que de voir tout en noir -, puisqu’il lui est donné de rencontrer le roi des Belges en état de royale «vacance», un peu comme lui mais la couronne en plus, et qu’avec ce Léopold très porté sur le golf il se trouve là, en Suisse où tout est parfait, embarqué dans un roman qui est à la fois le récit d’un tournage d’un mois dont lui et le monarque seront les héros, avec une foule de figurants aussi différents que Bugs Bunny et Mary Pickford, Einstein et Ava Gardner, Rodolphe Töpffer et Popeye, Hitler au Bürgenstock et Lénine à Zurich, notamment. 

On pourrait trouver loufoque, voire gratuite, l’idée de tourner en 1948 un film à Gland sur la rencontre de deux Belges et d’en faire en 2017 un roman paraissant sous la même couverture jaune que La meute, pamphlet trop méchant de Yann Moix vomissant sa haine de la Suisse après l’affaire Polanski. Et puis non: tout est possible, tout se tient, même si la haine disperse (Satan!) alors que l’affection, l’amitié, l’étonnement, l’enthousiasme, la gentillesse, l’humour, tendent plutôt à tisser du lien. 

C’était d’ailleurs l’idéal de Renard rusé, alias Hergé, à son époque de scout catho de droite: tissons du lien! 

L’écriture ne se fait pas du cinéma, elle en est un autre… 

Patrick Roegiers est un écrivain de tripe et de soin. C’est un connaisseur. Qu’il parle de billard ou de ping-pong, de Belgique (dans son mémorable Bonheur des Belges) ou de cinéma, de proverbes suisses (souvent inventés) ou de faits plus réels qu’historiques (la rencontre de Léopold III et d’Adolf Hitler au Bürgenstock, avant l’installation en ces lieux de Gina Lollobrigida), il invente juste. Cendrars l’avait dit avant lui: peu importe que j’aie réellement pris le Transsibérien, si je vous l’ai fait prendre. 

Un écrivain de tripe et d’esprit se reconnaît à ses qualificatifs et autres formules. Quand il écrit que Peter Lorre, le héros de M. le Maudit, a l’air d’un «marcassin au physique de punaise», ou qu’Hitler au Bürgenstock évoquait un chef de gare, qu’Auguste Piccard était «une sorte de héron dégingandé à l’humeur électrique» ou que l’indifférence était le royaume de Léopold, il marque, comme quand il note qu’Hergé avait la dégaine d’une représentant de cravates… Mais il n’y a pas que ça: il y a l’action et les situations. Avec le roman en train de se faire, il y a le film en train de se tourner. On connaît la tragique fin d’Astrid, la femme adorée de Léopold, morte à Küsnacht en suite d’une erreur de conduite de son jules. Or, dans le film, la doublure d’Astrid en réchappe alors que Léopold (le vrai) s’en sort avec trois côtes cassées, la clavicule brisée et la jambe gauche en compote. Et le romancier de commenter: Boum! Autant dire que le cinéma est plus dangereux que la littérature quand on néglige les services du cascadeur... 

 «La vie est-elle autre chose qu’une plaisanterie?».

Telle est la question-piège que Patrick Roegiers pose à la fin de son roman. Les gens qui se prennent au sérieux en débattront en séminaires. Après le Forum, les prix de Davos redeviennent accessibles. Quant à l’écrivain, il parodie crânement le langage publicitaire du serial twitter le plus inquiétant des temps qui courent: «Le meilleur roman de l’Histoire! Savoureux! Le meilleur film de l’année! Une réussite! Un livre cinématographique. Original!»


 Patrick Roegiers. Le roi, Donald Duck et les vacances du dessinateur. Grasset, 291p.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

2 Commentaires

@Gio 20.01.2018 | 14h46

«Je lis cet article pour la seconde fois et c est un réel plaisir quand on adore la plume de JLK.
C est avec empressement que je vais suivre votre conseil de lecture.»


@Gorbounova 25.01.2018 | 01h43

«Les chroniques de JL K devraient être rigoureusement interdites dans "Bon pour la Tête" :

Elles sont si bien écrites (en ce qui concerne la littérature) que l'on a envie de se précipiter dans la première librairie venue pour se procurer l'opus ayant fait l'objet de l'analyse incisive de JL K. Mais cette envie est très frustrante, dès lors que l'on se remémore la "trentaine" de parutions qui attendent sagement (ou obstinément) d'être lues sur et autour de sa table. de nuit.

Merci à lui en particulier et à toute la "Tribu" de "Bon pour la Tête" en général pour tout l'intelligent plaisir procuré !

»