Culture / 40 ans de photos de presse témoins des mutations de la Suisse
L’œuvre de la photographe de presse Sabine Wunderlin documente magistralement les bouleversements qui ont marqué la Suisse ces 40 dernières années, notamment la lutte des femmes et leur arrivée en politique, l’émergence des milieux homosexuels et lesbiens et le mitage du paysage helvétique, ses thèmes de prédilection. Sans parler de l’évolution du photojournalisme. Un livre et une exposition retracent sa carrière.
J’ai fait la connaissance de Sabine Wunderlin en 1995 lors d’un voyage de presse en Mongolie. Cela faisait déjà 16 ans qu’elle travaillait pour le SonntagsBlick. Elle était tout à la fois drôle et réservée, sérieuse et créative, et portait sur les gens comme sur les événements, quels qu’ils soient, indépendamment des convenances et des hiérarchies, ce regard espiègle qui caractérise ses photos et est devenu sa marque de fabrique. La suite m’apprit qu’elle était aussi une amie fidèle.
Née en 1953 dans le canton d’Argovie et encouragée depuis sa plus tendre enfance par son père – lui-même passionné de photographie – à «capturer la réalité», elle a toujours rêvé d’en faire son métier. Elle l’a exercé avec «cœur et âme», comme elle le dit elle-même, jusqu’en 2017, dont 33 ans pour le groupe de presse Ringier, notamment pour le SonntagsBlick et le magazine Cash. Sabine Wunderlin est ainsi l’une des premières femmes photographe de presse en Suisse à avoir obtenu un emploi fixe. Rien qu’en version numérique, les archives de Ringier réunissent plus de 45'000 de ses clichés.
Une extraordinaire galerie de portraits
C’est dire qu’une bonne partie des personnalités de la classe politique et des milieux culturels, et même du monde politique international, est passé devant son objectif: du Pape Jean-Paul II au Dalaï Lama, de l’écrivain suisse Friedrich Dürrenmatt à la romancière américaine Patricia Highsmith, du Chancelier fédéral allemand Willy Brandt au Président de l’ex-URSS Mikhaïl Gorbatchev, du cinéaste Steven Spielberg au réalisateur Jack Lemmon. Sans parler des nombreux politiciens et conseillers fédéraux qui ont marqué notre pays avant que n’apparaissent aussi, dans les années 1980, des politiciennes et même, en 1984, une première Conseillère fédérale en la personne d’Elisabeth Kopp.
Car il faut bien le dire, lorsque Sabine Wunderlin a démarré dans le métier, après des études à l’école des arts appliqués de Zürich, il y avait surtout des hommes, aussi bien devant que derrière l’objectif. Quant au cliché qu’elle a pris d’Elisabeth Kopp lors de son élection au Conseil fédéral, il n’a jamais été publié, car entre le moment de la photo et la parution du journal, le sujet n’était plus tant l’arrivée à la tête de l’Etat d’une première femme mais la robe bleue que celle-ci portait ce jour-là et qui ne se voyait pas suffisamment à l’image.
Autant de photos et d’anecdotes qui font aujourd’hui l’objet d’un livre et d’une exposition présentée au Stadtmuseum d’Aarau du 18 août au 8 octobre prochain. Qui permettent, surtout, en replaçant les photographies de Sabine Wunderlin dans un contexte historique, de mesurer à quel point les dernières décennies ont transformé la Suisse.
Les femmes en point de mire
Car la photographe ne s’est pas contentée de faire des portraits de célébrités, elle a aussi couvert les événements qui ont marqué l’histoire et, par ses images, raconté les changements profonds de la société. La partie la plus pertinente de son œuvre, d’un point de vue socio-historique, vient du fait qu’elle a su porter son attention sur des groupes de population jusqu’alors peu mis en avant. Elle fait ainsi partie des rares photographes qui, dès le début des années 80, ont braqué leur objectif sur les femmes.
C’est d’ailleurs grâce à un impressionnant reportage sur l’école de recrutement du service d’aide sociale aux femmes, sujet de son travail de diplôme de fin d’étude, qu’elle s’est fait connaître dans le métier. Sous le titre «Ecole militaire féminine», son travail montrait le quotidien des femmes en uniforme mis en perspective avec leur vie civile. Ses photos furent publiées dans de nombreux magazines, dont L’Illustré.
Militante de la cause féminine, elle a par la suite, à Zürich, emmené à de nombreuses reprises son appareil photo au Pudding Palace, un bar politiquement mouvementé, situé au rez-de-chaussée du Centre autonome des femmes et qui fut, dès le début des années 80, le lieu de rencontre avant-gardiste des mouvements féministes et lesbiens zürichois.
En tant que photographe de presse, elle a couvert toutes les manifestations féministes des années 80-90, dont la première grève nationale des femmes en 1991, et immortalisé les militantes célèbres auxquelles on doit l’évolution juridique des années 1990, en particulier la loi de 1996 qui consacre l’égalité des hommes et des femmes en ce qui concerne la famille, la formation et les salaires.
L'émergence des milieux gays et lesbiens
En parallèle, Sabine Wunderlin a suivi l’évolution des milieux homosexuels, encore peu visibles dans les années 80, dont elle a photographié pendant des décennies les actions et les campagnes, notamment celles de l'Organisation suisse des lesbiennes. Un projet de longue haleine qui permet aujourd’hui de documenter l’émergence des mouvements homosexuels en Suisse. De mesurer, aussi, le chemin parcouru depuis les images de la première rencontre nationale des lesbiennes organisée en 1981 jusqu’au «mariage pour tous» adopté en 2021, en passant par la première Street Parade de 1992 et l’abolition du «registre des homosexuels» qui, depuis les années 30, réunissait des données personnelles sur les personnes LGBT, soupçonnées d’avoir un potentiel criminel plus élevé que le reste de la population.
Le mitage du territoire helvétique
S’il est un autre domaine dans lequel l’œuvre de Sabine Wunderlin permet de mesurer les changements, c’est bien celui du paysage. Tout a commencé en 1968, lorsqu’en colère contre la transformation imminente de son village natal, l’adolescente prend sa première photo afin de garder un souvenir du paysage de son enfance. Depuis lors, elle n’a cessé de photographier des paysages et d’y revenir des années plus tard afin de suivre leur évolution. On y découvre des chemins de campagne transformés en autoroutes, des lisières de forêt englouties par des murs de béton et des prairies désormais recouvertes d’asphalte. Dans des séquences avant et après, Sabine Wunderlin documente ainsi jusqu'à aujourd'hui le mitage irréversible du paysage suisse depuis 50 ans et en a fait un fil rouge de sa photographie.
Là encore, ce qui l'a émue dès les années 1960, a laissé des traces politiques: un premier article sur la protection de l'environnement a été introduit dans la Constitution fédérale en 1971 avant de devenir, douze ans plus tard, la loi sur la protection de l'environnement. C'est également en 1971 que les opposants à un projet d'autoroute ont fondé, à Neuchâtel, le premier parti vert.
Le numérique au service du photojournalisme
Le photojournalisme a lui-même a considérablement changé depuis les premières photos de Sabine Wunderlin. Avec l’arrivée du numérique, plus besoin d’attendre que les négatifs soient développés pour découvrir les photos. La photographe n’y voit que des avantages et n’a aucune nostalgie de la chambre noire. Bien sûr, les personnes qu’elle photographie insistent désormais pour voir les photos sur l’écran numérique et veulent avoir leur mot à dire. Elle a décidé d’en tirer parti en encourageant ses homologues à participer au processus de création. Car pour Sabine «les plus belles expériences photo sont celles où l’on crée ensemble dans un tourbillon d’idées».
Sabine Wunderlin a ainsi documenté, grâce à 40 ans de projets personnels et de photographies de presse, des moments historiques et des figures anonymes qui, sans elle, n'auraient guère attiré l'attention et auraient sans doute été oubliés depuis longtemps. C’est là tout l’intérêt de son œuvre considérable qui, dans une époque marquée par des bouleversements fondamentaux, raconte l’histoire sociale, médiatique et paysagère de la Suisse.
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