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Actuel / Les singuliers mariages du Chablais

Bon pour la tête

28 janvier 2019

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Le Code d’Aigle de 1770 fait référence à l’amour conjugal. C’est une première. Il présente aussi des traits originaux en matière de coutumes matrimoniales.




Un article de Lise Favre

paru dans le mensuel romand d'histoire et d'archéologie Passé simple (janvier)


Le Code d’Aigle l’affirme: «Les maris ne pourront donner à leur femme entre vifs, ni les femmes à leur mari, pour ne pas mettre à prix leur amour & leur union». Nous sommes en 1770. Il se pourrait bien que ce soit la première et la seule fois, en tout cas en Suisse, qu’un texte juridique fasse ainsi allusion à l’amour conjugal. Cette référence s’explique probablement par l’esprit du temps. Le rédacteur du Code avait-il lu Rousseau? En tout cas, l’esprit des Lumières a dû inspirer, quoique timidement, le ou les auteurs de ce texte.

Ce n’est pas la seule caractéristique surprenante du Code d’Aigle, un recueil de droit coutumier du XVIIIe siècle, en vigueur dans la région du Chablais entre 1770 et 1820. Ce texte est en effet original et moderne par plusieurs autres aspects. Ainsi, outre la référence étonnamment moderne à l’amour conjugal, l’absence d’obligation pour les parents de doter leur fille, le traitement égalitaire des filles et des fils dans la succession de leurs parents, le partage du bénéfice réalisé pendant le mariage, constituent trois points majeurs qui distinguent le Code d’Aigle de la plupart des autres coutumes en vigueur à la même époque en Pays de Vaud.


La ville d’Aigle entre 1780 et 1800, à l’époque où elle était régie par son code. Jean-Antoine Linck, gravure colorisée à la gouache. © Collection Gugelmann. Bibliothèque nationale suisse/Wikimedia Commons.


Le Chablais, soit la région comprise entre La Tour-de-Peilz et le défilé de Saint-Maurice, sur la rive droite du Rhône, est possession bernoise depuis 1475. Berne s’en est emparé pendant les Guerres de Bourgogne, 50 ans avant la conquête du Pays de Vaud. Les Bernois y font rédiger, fort tard, les coutumes locales. Le Code d’Aigle, dont on ignore le rédacteur, est promulgué à la fin du XVIIIe siècle après son approbation par leurs Excellences de Berne (LL. EE.). Il s’applique aux trois mandements d’Aigle, d’Ollon et de Bex, à l’exclusion des Ormonts, qui ont leurs propres coutumes.

La dot

Premier point à mentionner pour souligner combien le Code d’Aigle diffère des règles applicables au Pays de Vaud en matière matrimoniale, les parents chablaisiens n’ont aucune obligation légale de doter leurs filles lorsqu’elles se marient. Les parents sont «maîtres de faire tels biens à leurs enfans qu’il leur plaira». Cette liberté n’est cependant pas entière. Si le père est veuf ou la mère veuve, le survivant est obligé de verser à la fille ou au fils sa part des biens du parent décédé. En outre, les parents sont tenus de fournir des «aliments», donc d’entretenir, celui de leurs enfants qui, s’étant marié avec le consentement parental, n’aurait pas de quoi subsister. Fille et fils sont donc traités de façon identique. L’absence d’obligation de doter, qui apparaît au premier abord comme discriminatoire envers les filles, est en réalité une disposition égalitaire qui place sur le même pied les enfants des deux sexes.

Bien entendu, rien n’empêchait les parents qui le souhaitaient de doter leur fille lors du mariage de celle-ci. La pratique semble cependant avoir été restrictive à cet égard. Les contrats de mariage notariés de la région d’Aigle au XVIIIe siècle ne prévoient que rarement la constitution d’une dot par les parents en faveur de l’épouse. Cela ne signifie pas que les filles n’avaient aucun droit à une part de la fortune parentale. Le Code d’Aigle prévoit que même si la fille a renoncé par contrat aux biens de ses parents, elle peut obtenir sa part, sa «légitime», sur les biens paternels et maternels, part dont la valeur est calculée au moment de la renonciation et non au moment du décès des parents. Là encore, fille et garçon sont traités de la même manière. Il n’y a pas de privilège de masculinité, contrairement à ce qui est le cas dans beaucoup de coutumes d’Ancien Régime.

Communauté de bien

Les règles matrimoniales de l’époque prévoyaient très généralement que la femme n’était pas responsable des dettes conjugales, mais aussi qu’elle n’avait aucune part aux bénéfices éventuels réalisés par le mari pendant le mariage. C’est ce qu’exprimait l’adage «Le bien de la femme ne croît ni ne décroît». Contrairement à cette coutume répandue, le Code d’Aigle – troisième et dernière caractéristique remarquable de ce texte – prévoit que les bénéfices et les pertes réalisés pendant le mariage se partagent également entre les époux: «… les profits & pertes, accroîts & décroîts pendant le mariage, sont communs entr’eux, & en conséquence toutes les dettes, qui se font durant le mariage, sont communes.» Cette disposition est très proche de la règle de la participation aux acquêts, introduite dans le Code civil suisse depuis 1988 et présentée à l’époque comme une nouveauté, à cette nuance importante près que l’épouse chablaisienne participe également au déficit éventuel. Cette règle est cependant favorable à la femme, puisqu’elle participe au bénéfice de l’union conjugale, pour autant qu’il y en ait un. Si la situation financière du ménage évolue favorablement, les époux en profitent ensemble. Dans quelle proportion? Le Code ne le précise pas, mais la pratique comprenait évidemment ce texte comme une règle de partage par moitié. Au reste, le Code d’Aigle semble n’avoir fait dans ce domaine que cristalliser la coutume antérieurement en vigueur dans les Trois Mandements. De nombreux contrats de mariage chablaisiens du XVIIIe siècle contiennent ainsi une clause à cet effet. Par exemple, quatre ans avant la promulgation du Code d’Aigle, le notaire aiglon Jean-Jacques de Loes inscrit dans une convention matrimoniale du 6 août 1766 la clause suivante: «A été convenu entre Parties contractantes que les profits qu’ils pourroient faire durant leur conjonction par un effet de la bénédiction céleste, se partageront entr’eux par moitié, de même aussi que les décroîts si contr’espérance ils en faisoient.» Le notaire exprime ici l’idée, combien protestante, que la «bénédiction céleste» se manifeste de façon très concrète. Si, par malheur, l’union conjugale se solde par un déficit, alors l’épouse y participe au même titre que son mari. Encore une règle égalitaire, encore une règle surprenante dans un environnement coutumier où la femme est généralement traitée en éternelle mineure.

Moderne?

Il ne faudrait cependant pas faire du Code d’Aigle une législation totalement progressiste et originale. Là comme ailleurs, c’est le mari qui «régit ou gouverne» tous les biens de l’épouse, avec pour seule obligation de «l’entretenir convenablement avec les enfans». S’il souhaite vendre un immeuble appartenant à sa femme, il doit obtenir le consentement de celle-ci «duement autorisée par deux parens» (sic). Il faut donc nuancer la modernité attribuée au Code d’Aigle. Elle coexiste avec les préjugés habituels concernant les incapacités féminines. Il n’empêche que ce texte contient plusieurs dispositions originales et novatrices, qui tranchent avec celles en vigueur dans le reste du Pays de Vaud et préfigurent, au moins partiellement, les dispositions actuelles du Code civil suisse en matière de droit matrimonial.


Pour en savoir davantage:
Lise Favre, «Le droit matrimonial dans le Code civil d’Aigle, une originalité chablaisienne», L’arbre de la méthode et ses fruits civils. Recueil de travaux en l’honneur du Professeur Suzette Sandoz, sous la direction de Denis Piotet et Denis Tappy, Genève, 2006, p. 13-25.

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