Chronique / Les jeunes filles en fleurs de Proust sont des centenaires connectées
Cent ans après avoir accédé au «grand public», avec l’attribution du prix Goncourt en décembre 1919, Marcel Proust reste l’immortel architecte d’une cathédrale littéraire sans pareille. Deux nouveaux livres posthumes du regretté Bernard de Fallois, qui découvrit et édita deux de ses écrits majeurs, ont double valeur d’aperçu général et de pénétrante analyse: «Introduction à la Recherche du temps perdu» et «Sept conférences sur Marcel Proust».
Si vous n’avez, de Proust, que la morne image d’une vieille lune au triste halo poussiéreux, éclairant un univers de snobs décatis, de marquises médisantes et de barons dépravés, entre autres écrivains ou artistes décadents, jeunes gens plus ou moins pervers et domestiques à l’ancienne, sur fond de parisianisme frelaté ou de villégiatures marines réservées à la «France d’en haut», le moment est venu pour vous de faire une sérieuse «mise à jour», pour parler comme votre ordi ou votre smartphone.
Je ne vous la chanterai certes pas sur l’air de la «redécouverte» d’un Proust bien plus «moderne» qu’on ne l’a dit, au motif qu’il était en somme «connecté» avant la lettre, écoutant dans son lit les opéras transmis du palais Garnier par le moyen du théâtrophone à micros stéréophoniques – un siècle avant Spotify...
L’actualité de Proust ne réside, à vrai dire, ni dans la curiosité bienveillante qu’il manifesta envers les nouveautés de son époque, de la photographie à l’aviation civile (fatale à son chauffeur-amant Agostinelli auquel il avait offert un bel aéroplane) ou militaire (il fut le premier à décrire les batailles aériennes), ni dans son adhésion à quelque avant-garde d’époque que ce fût, alors même que son œuvre relevait du jamais-lu et transformerait plus profondément encore notre façon de «lire» le monde.
Les multiples découvertes de Bernard de Fallois
Or, c’est son originalité totale et l’universalité intemporelle de sa vision qui font que Marcel Proust reste aujourd’hui notre contemporain, alors que d’innombrables auteurs de son époque (à commencer par les gloires françaises que furent un Anatole France, un André Gide ou un Jean Giraudoux) ont vieilli quand ils ne sont pas oubliés.
Mais entre-t-on dans la «cathédrale» proustienne plus facilement aujourd’hui qu’en 1919? Sûrement pas! Parce que c’est difficile? Oui et non. Parce que c’est long et parfois un poil barbant, ou faute de temps et d’urgente envie? Je ne saurais dire le contraire alors que je n’y suis vraiment entré que passé la quarantaine.
Et pour y découvrir quoi? D’abord une voix sans pareille, intime et proche, douce et profonde. Ensuite une fresque humaine peuplée d’innombrables personnages, aussi riche que la Comédie humaine de Balzac, avec une foison d’observations sur l’humanité en général et le bipède en particulier, rappelant plutôt celles d’un Montaigne. Et, moins attendu: un formidable auteur comique. Enfin et surtout: un incomparable poète en prose, d’une sensibilité folle.
Toutes qualités relevées par Bernard de Fallois dans les deux recueils d’articles et de conférences parus un an après sa mort (le 2 janvier 2018) à l’enseigne de la maison qu’il fonda en 1987, dont le ton familier et l’expression claire et vive vont de pair avec une immense connaissance du sujet, marquée par une découverte bonnement historique qu’il raconte dans la deuxième de ses sept conférences.
À savoir que, déjà passionné par la lecture de la Recherche, auquel il pensait consacrer une thèse académique (à une époque où l’Université n’était «pas du tout persuadée de l’importance de Marcel Proust»), il fit la rencontre de la nièce de l’écrivain, Suzy Mante, qui lui révéla l’existence de nombreux dossiers «dormants» dans un certain grenier dont elle lui donna les clefs.
C’est là que le jeune agrégé de lettres, dans un fouillis de «papiers anciens, usés, salis, quelques fois déchirés», allait découvrir les éléments épars d’un premier roman composé entre 1895 et 1900, jamais publié mais constituant l’évidente matrice romanesque du futur chef-d’œuvre, que le jeune Fallois éditerait en 1952 sous le titre de Jean Santeuil. En outre, le fameux grenier contenait un autre ensemble de papiers, consacrés à Sainte-Beuve, l’un des superpontes de la critique littéraire de l’époque dont le jeune Proust contestait sa façon de placer la biographie des écrivains au même rang que l’analyse de leurs œuvres, et que Bernard de Fallois publia en 1954 sous le titre de Contre Sainte-Beuve.
Détails pour spécialistes? Pas seulement! Car cette double découverte allait éclairer, d’une lumière toute nouvelle, la genèse et le développement du grand roman que la légende faisait naître «magiquement» dans la chambre capitonnée de liège d’un riche quadragénaire oisif soudain visité par la grâce entre un dîner au Ritz et une visite en quelque «mauvais lieu»…
Avant d’être éditeur – et des plus influents de la place parisienne – dont la dernière découverte fut «notre» Joël Dicker national transformé en marque multinationale en sa qualité de serial teller à l’américaine, Bernard de Fallois fut un professeur de lettres et un critique littéraire de tout premier ordre (qui défendit un Georges Simenon avant tous et mieux que personne), et c’est avec un mélange de bonhomie érudite jamais pédante et de sagacité lucide et généreuse qu’il rend justice au plus grand romancier français du XXe siècle en invitant la lectrice et la lecteur à le suivre dans le merveilleux édifice.
Proust lui-même a parlé de son œuvre comme d’une cathédrale dont toutes les parties se tiennent ensemble, et d’autres y ont vu une forêt enchantée, une odyssée moderne, un nouvel avatar des Mille et une nuits – peu importe à vrai dire la métaphore plus ou moins pompeuse: c’est un bouquin super géant et tu t’y colles ou pas: c ton choix!
L’année 1919, laryngite et Traité de Versaille, emm… financières et Goncourt!
Marcel Proust avait pourtant été clair, comme Amiel l’a été en demandant à ses proches de détruire son Journal intime, et Kafka qui supplia son ami Max Brod de brûler ses manuscrits: «Je tiens absolument à ce qu’il ne soit conservé et a fortiori publié aucune correspondance de moi». Mais les écrivains proposent et leurs infidèles ou trop fidèles survivants disposent, comme le prouvent les 21 volumes contenant les quelque 5000 lettres écrites par le grabataire graphomane dont nous apprenons, dès le 2 janvier 1919, qu’il est peu bien sous l’effet d’une laryngite aiguë assortie de fièvre de cheval, ne sort plus, n’ouvre plus ses lettres et néglige de corriger les épreuves d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, à la fureur de son éditeur (Gaston Gallimard) alors que lui-même est catastrophé par la composition de son roman en si petits caractères que personne, gémit-il sous sa pelisse, ne lira ce nouveau livre alors que le premier, Du côté de chez Swann, publié à compte d’auteur chez Grasset, n’a été reconnu que par quelques-uns, éreinté par d’autres, ignoré du «grand public».
Il en ira tout autrement en fin d’année quand, à l’instigation des grands auteurs-lecteurs que sont un Léon Daudet et un Rosny aîné, le prix Goncourt sera décerné à son livre, lui valant plus de 800 lettres de félicitations en trois jours et la reconnaissance soudaine, la gloire tardive alors qu’il décline physiquement plus que jamais, la fureur de ceux qui le trouvent trop vieux et trop riche pour cet honneur, la jalousie de ses pairs, l’intérêt et l’estime croissante des lecteurs, etc.
Bernard de Fallois, tout à fait dans l’esprit de Proust, et contre la tendance actuelle à s’intéresser aux «pipoles» plus qu’aux œuvres, à la «bio» et aux «biopics» cinématographiques des auteurs plus qu’à la lecture patiente et personnelle de leurs livres, rappelle une fois de plus qu’il y a deux «moi» chez l’écrivain ou l’artiste: l’un qui vit ses tribulations comme nous tous, et l’autre qui les transpose, les transforme, les universalise surtout au point qu’en lisant la Recherche on lit en soi-même, selon le vœu explicite de l’auteur du Temps retrouvé.
Bien entendu, la concierge qui sommeille en nous tous s’intéressera aux multiples aspects de la vie de celui qu’un biographe à gros panards (Roger Duchêne) appelait L’impossible Marcel Proust, et la correspondance de ce bourreau de travail gisant en dira plus qu’assez de ses tractations financières et de ses embrouilles amoureuses, de ses tactiques à courte vue et de sa stratégie de grand écrivain convaincu de son génie et légitimement soucieux d’être reconnu de son vivant sans flatter pour autant les Ardisson ou les Ruquier de l’époque – mais une fois encore: lire est une autre affaire.
Parce que Proust parle à tous, avec ou sans Youtube...
Ceci rappelé, Proust est-il accessible aujourd’hui aux jeunes gens des banlieues et aux jeunes filles impatientes de cartonner sur Youtube? Je n’en sais rien et je m’en contrefiche. Ce que je sais, que savent tous les enfants, c’est que la lecture s’apprend et s’aime, ou pas. Ce que je sais est qu’un enfant qui attend un geste de tendresse de sa mère parle un langage accessible à tous, même en chinois. Ce que je sais est que la peinture d’une société, actuelle ou inactuelle, recèle des enseignements sans nombre. Ce que je sais est que l’analyse fine des sentiments, après la mort d’un être cher ou a la naissance d’un amour, est traduisible dans toutes les langues, alors que les stéréotypes mondialisés font de tous des automates spermatiques ou sentimentaux. Ce que je sais est que les livres importants nous parlent, ou pas, étant entendu qu’il y a mille façons de lire le monde ou de se le cacher.
La cathédrale de Proust n’exclut pas les temples hindous ou égyptiens: elle nous fait lire en nous-mêmes et nous pousse à voir ailleurs: «En réalité», lit-on dans Le Temps retrouvé, «chaque lecteur est, quand il lit, le lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’un espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre il n’eût peut-être pas vu en lui-même»…
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
0 Commentaire