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Actuel / Lorsqu’un réacteur nucléaire explosait en Suisse

Bon pour la tête

16 janvier 2019

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Il y a 50 ans, la Suisse échappait d’un cheveu à une catastrophe nucléaire à Lucens. Alors que l’événement du 21 janvier 1969 est aujourd’hui effacé de notre mémoire collective, l’historien Michael Fischer revient sur ce «rêve nucléaire» à la Suisse.




Michael Fischer est historien. Il a travaillé comme journaliste culturel et est maintenant assistant de recherche au centre Dürrenmatt à Neuchâtel. Son livre Atomfieber sur l’histoire de l’énergie nucléaire en Suisse sortira en mars 2019 chez «hier+jetzt». L’article original en allemand est paru pour la première fois dans le magazine Energie & Umwelt de la Fondation suisse pour l’énergie et repris par Infosperber.

Une traduction de Diana-Alice Ramsauer pour Bon pour la tête


Après la fin de la Seconde Guerre mondiale et les événements de Hiroshima et Nagasaki, la Suisse s’intéresse à acquérir la bombe atomique. C’est ainsi qu’elle décide de développer un nouveau type de réacteur dans la petite commune vaudoise de Lucens. Malgré de graves défauts décelés après une maintenance de la centrale, les administrateurs du dispositif prennent la responsabilité de remettre en service le réacteur d’essai le 21 janvier 1969, à quatre heures du matin. Quelques heures plus tard, à 17h15, il explose et le cœur se met en fusion. La Suisse passe alors à deux doigts de l’«accident maximal hypothétique» (en allemand, GAU: grösster anzunehmender Unfall).

Le rêve atomique suisse

En 1946, le Conseil fédéral crée la Commission d’étude de l’énergie atomique (CETA). Son but: réaliser la construction d’une bombe atomique suisse. Dans ses premières décennies, la politique nucléaire helvétique sera marquée par la guerre froide. La crainte d’une attaque nucléaire soviétique sera donc fortement présente et fera office de déclencheur du programme d’armement nucléaire suisse. Les industries suisses seront ainsi massivement subventionnées par les pouvoirs publics.

En 1955, l’entreprise Reaktor AG à Würenlingen, avec le soutien financier de la Confédération, achète le réacteur de recherche «Saphir», présenté par les Etat-Unis lors de la Conférence nucléaire de Genève en 1955. Ce «Saphir», un réacteur à eau légère, doit venir en parallèle d’un projet de réacteur à eau lourde nommé «Diorit». Ce dernier est en effet alimenté par de l’uranium naturel, plus facile à acheter que l’uranium hautement enrichi, sur lequel les Etats-Unis ont le monopole. Avantages: les réacteurs à uranium naturel ont la propriété de produire du plutonium pendant l’exploitation, composante qui peut ensuite être utilisée pour la production d’armes nucléaires1.

La construction du réacteur de recherche «Diorit» est alors un projet commun de l’industrie suisse et fait office de pionnier. Les entreprises impliquées dans le projet espèrent que le développement de leur propre ligne de réacteurs créera un nouveau marché pour leurs produits industriels. En parallèle, cette expérimentation est le prototype d’un futur réacteur qui pourrait être utilisé pour la production d’électricité et ainsi devenir un produit d’exportation pour l’industrie suisse.

Le «Diorit» est testé pour la première fois le 15 août 1960 à l’institut fédéral de recherche sur les réacteurs (EIR: Eidgenössischen Instituts für Reaktorforschung) de Würenlingen et est inauguré le 26 août par le conseiller fédéral Max Petitpierre1.

Lucens, un réacteur expérimental pour la construction d’armes nucléaires

A partir de la Conférence nucléaire de Genève en 1955, l’avenir de l’approvisionnement énergétique de la Suisse s’inscrit dans le domaine de l’atome. Par ailleurs, entre 1956 et 1959, trois groupes de travail sont constitués pour planifier la construction de chacun une centrale nucléaire en Suisse.

Néanmoins, par manque de financement de la Confédération, un seul projet à la fois voit le jour. C’est donc à Lucens que le réacteur du consortium suisse allemand est érigé, sur le site d’Enusa en Suisse occidentale. La centrale nucléaire expérimentale de Lucens n’est alors pas construite à des fins de production d’énergie électrique, mais bien pour le développement d’un nouveau type de réacteur qui pourrait servir à la fabrication d’armes nucléaires.


La salle de contrôle de la centrale expérimentale de Lucens. A gauche, la centrale nucléaire. © Archives ETH Zurich / Josef Schmied


La centrale nucléaire expérimentale de Lucens est directement creusée en souterrains2. Sa construction en caverne est alors destinée à protéger le réacteur en cas de guerres, dans la même idée que les bunkers dans les Alpes. Un couloir de 100 mètres de long mène aux trois salles souterraines comprenant le réacteur, les machines à turbines et les générateurs ainsi que le stockage des barres de combustibles.

Cependant, la construction de la centrale souterraine s’avère beaucoup plus difficile que prévu. En 1963, des fissures se forment dans la roche après le dynamitage, rendant le coût des travaux presque hors contrôle, d’autant qu’aucun plafonnement budgétaire n’a été prévu. En 1962, la centrale de Lucens était estimée à 64,5 millions de francs. Elle coûtera finalement 112,3 millions de francs en 1969.

NOK, BKW et compagnie se tournent vers les réacteurs américains

Au début de 1964, coups durs pour l’industrie nucléaire suisse: l’entreprise NOK (Nordostschweizerische Kraftwerke) annonce qu’elle veut importer un réacteur nucléaire américain. Leur objectif est de lancer une centrale nucléaire à Beznau dès 1969. Pas le temps donc d’attendre le développement d’un réacteur suisse. La même année, c’est au tour de BKW d’annoncer la construction de Mühleberg avec du matériel américain, suivi d’Eletro-Watt pour une centrale à Leibstadt et de Motor-Columbus, à Kaieraugst. L’espoir de développer une industrie lucrative «made in Suisse» pour les besoins intérieurs et pour l’exportation est alors anéanti. Coup de grâce pour le projet de Lucens en 1967: Georg Sulzer et son entreprise annoncent quitter les activités de développement de réacteurs en Suisse.

Une licence d’exploitation malgré de graves défauts

Avec la sortie de Sulzer, la fin du développement du réacteur suisse est certaine. La centrale nucléaire expérimentale du petit bourg vaudois devient ainsi le symbole national du rêve nucléaire. L’entreprise Energie de l’Ouest Suisse (EOS) propose alors d’exploiter la centrale pendant encore deux ans, jusqu’à ce que la première livraison de combustible d’uranium soit épuisée: après quoi, le réacteur doit être arrêté.

C’est ainsi que la première énergie atomique de Suisse est produite à Lucens le 29 janvier 1968. Le 10 mai, la centrale nucléaire est aux mains d’EOS. Et après une phase d’exploitation de trois mois, le réacteur est mis à l’arrêt pour révision: les joints du ventilateur de refroidissement qui font circuler le dioxyde de carbone dans le circuit primaire ne sont plus fiables. De l’eau d’étanchéité pénètre en conséquence dans le circuit primaire. Cela ne gêne pourtant pas la Confédération d’accorder la licence d’exploitation définitive à la centrale, fin décembre 1968.

Pourtant, lors de la remise en service du réacteur, la rouille – provoquée par l’eau dans les tuyaux de tubage des barres de combustible d’uranium – entrave la libre circulation du dioxyde de carbone et donc empêche le refroidissement du réacteur.

Explosion et fusion du cœur du réacteur de Lucens

Le 21 janvier 1969, le réacteur est néanmoins remis en marche à 4 heures du matin. Et à 17h15, les sirènes d’alerte sont déclenchées. Peu de temps après, on entend une explosion au cœur de la montagne, venant de la salle de contrôle, suivie de la fusion du cœur du réacteur. La barre d’uranium n° 59 à l’intérieur du système se met à surchauffer puis à brûler. Le processus de fusion affecte alors également les barres de combustibles adjacentes.

Enfin, le réacteur explose et les matières radioactives, environ 1'100 tonnes d’eau lourde, d’uranium-magnésium fondu et de gaz de refroidissement radioactifs, sont projetées à travers la caverne de la centrale. Le mur de 60 centimètres d’épaisseur en aluminium, asphalte et béton qui constitue l’enceinte de confinement est emporté par le souffle de l’explosion. Des gaz radioactifs s’échappent des fissures du souterrain. Le directeur de la centrale, Jean-Paul Buclin, dira plus tard: «La radioactivité venue du réacteur s’est répandue de manière inattendue dans plusieurs autres secteurs, dont la salle de contrôle.»3

Juste après l’accident maximal hypothétique

Après l’explosion, l’augmentation potentielle de la radioactivité suscite les pires des craintes, menant la Commission fédérale pour la surveillance de la radioactivité à être informée. Deux agents de radioprotection sont alors mandatés pour parcourir la région toute la nuit afin d’enregistrer les différents taux de radioactivité. Les résultats restent très faibles. La centrale elle-même est contaminée, mais le système de sécurité a fonctionné, préservant l’environnement extérieur. La population n’est donc pas touchée.

Lors de la cérémonie de création de l’Inspection fédérale de la sécurité nucléaire (IFSN) en avril 2009, Moritz Leuenberger, alors conseiller fédéral socialiste et ministre de l’Énergie avait déclaré: «En 1969, la Suisse est tout juste passée à côté d’une catastrophe (…) A l’époque, l’annonce officielle n’avait mentionné qu’un “incident”. Aujourd’hui, Lucens se trouve à la 20e place internationale des pannes de réacteurs les plus graves. L’ampleur de cet accident avait autrefois été minimisée et dissimulée. »4

Lucens, une catastrophe nucléaire de niveau 5 (sur 7)

Aujourd’hui, la fusion du cœur de réacteur de Lucens est classée au niveau 5 sur l’échelle des événements nucléaires (INES) (sur un total de 7 niveaux) et est donc considérée comme «accident majeur». Il s’agit d’un événement qui peut être comparé à l’accident du réacteur de la centrale nucléaire de Three Mile Island à Harrisburg aux USA en 1979.

Même si la fusion du cœur de réacteur de Lucens en 1969 fut l’un des accidents nucléaires les plus importants au monde, à l’époque «l’incident» n’avait provoqué que quelques vaguelettes dans l’opinion publique. En effet, la technologie nucléaire ne faisait pas encore fondamentalement débat à l’époque. C’était la croyance dans le progrès qui dominait. La résistance aux centrales nucléaires s’est seulement manifestée à partir des années 70. Pour le mouvement antinucléaire, l’accident de Lucens est donc arrivé juste quelques années trop tôt…



Aujourd’hui, l’accident nucléaire de Lucens a depuis longtemps disparu de la mémoire collective. Ainsi, c’est l’un des accidents nucléaires les plus graves du monde qui a presque été oublié. L’euphorie atomique, le plutonium et la sécurité nucléaire – le programme d’armement nucléaire de la Suisse – s’inscrivait dans l’esprit de la guerre froide. La recherche dans le domaine de la physique nucléaire était alors déguisée en recherche civile, mais son but principal était évidemment militaire. C’est ainsi que le réacteur à eau lourde prévu à Lucens devait également être utilisé pour la production de plutonium et donc pour la fabrication d’armes nucléaires.

Ce n’est d’ailleurs que progressivement que l’industrie nucléaire s’est libérée de la dépendance de ses intérêts militaires initiaux. Dans l’euphorie de l’ère nucléaire, la sécurité des centrales ne suscitait pratiquement aucune inquiétude. Pourtant, le 21 janvier 1969, la Suisse a échappé de justesse à une catastrophe. Par la suite, les autorités ont tenté de camoufler l’«incident» et de le banaliser. Après cet événement, les liens entre Etat, science et industrie ont continué d’exister et, dans certains cas, continuent d’influencer notre quotidien.


1 Tobias Wildi, Der Traum vom eigenen Reaktor. Die schweizerische Atomtechnologieentwicklung 1945–1969, Zürich, Chronos, 2003. pp. 72 et 75.

2 Otto Lüscher, Die Schweizer Reaktorlinie, in: Schweizerische Gesellschaft der Kernfachleute (Hrsg.): Geschichte der Kerntechnik in der Schweiz. Die ersten 30 Jahre 1939 –1969, Oberbözberg: Olynthus, 1992. S. 124 ff.

3 Alexander Mazzara, Der atomare Traum. Explosive Pläne der Schweizer Industrie, Dokumentarfilm, Schweizer Fernsehen, 2003. 29:13 + 1:46–1:49

4 Moritz Leuenberger, Rede anlässlich der Gründungsfeier des Eidgenössischen Nuklearsicherheitsinspektorats (ENSI) im April 2009.


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