Actuel / L’Autriche rêve de paix à Neuchâtel
Une maison de maître de la rue du Pommier abrite des entretiens secrets en 1917. Vienne tente en vain de mettre fin à la guerre avec la France, l’Angleterre et l’Italie.
Vincent Quartier-la-Tente
En 1917, la Première Guerre mondiale s’éternise et l’épuisement guette les belligérants. François-Joseph, empereur d’Autriche, meurt le 21 novembre 1916. Charles de Habsbourg, âgé de 29 ans, lui succède. Avec sa jeune épouse Zita de Bourbon- Parme, le jeune souverain tente au printemps 1917 de négocier une paix séparée avec la France et, à travers elle, avec les puissances alliées. Des entretiens secrets se déroulent à Neuchâtel dans une maison patricienne située à la rue du Pommier 7. Désireux de conclure la paix, Charles de Habsbourg écrit au pape Benoît XV afin qu’il intervienne auprès des alliés. Le souverain pontife répond à cet appel, mais en vain : la France républicaine ne souhaite pas le Vatican comme médiateur. L’empereur Charles tente ensuite de faire partager ses vues à son alliée, l’Allemagne. Il n’obtient pas de résultat. Finalement, avec l’appui de son épouse Zita, il décide d’entamer des négociations avec la France. La jeune impératrice veut voir cesser ce conflit. Comme l’Italie a rejoint le camp de la France et de la Grande Bretagne en 1915, les origines italiennes de l’impératrice suscitent la méfiance de gradés et de conseillers autrichiens et hongrois. Alors que deux de ses frères, René et Félix, servent dans les rangs de l’armée autrichienne, les deux autres, Sixte et Xavier, se sont engagés aux côtés des alliés, dans l’armée belge. L’empereur Charles de Habsbourg charge ces deux derniers de mener des négociations souterraines avec le gouvernement français. En janvier 1917, la duchesse de Parme, mère des princes Sixte et Xavier, souhaite rencontrer ses deux fils en Suisse. Mais le pays fourmille d’espions. Son statut d’État neutre et sa situation au centre de l’Europe en font la plaque tournante de multiples tractations officieuses, de rencontres secrètes et de trafics divers. Il faut trouver un lieu de rencontre discret.
Apposée sur la maison de maître, une plaque rappelle les négociations qui s’y déroulèrent. © Vincent Quartier-la-Tente.
Il se trouve que Charles Salomon, un diplomate français, ami des princes Sixte et Xavier, est parent du colonel Maurice Boy de la Tour, officier artilleur suisse et propriétaire par sa femme d’une belle demeure située à la rue du Pommier 7, à Neuchâtel. Francophile, Maurice accepte volontiers de mettre la maison à disposition des représentants de la France et de l’Autriche pour les pourparlers. C’est dans le magnifique salon aménagé en 1778 par un ancien propriétaire, Pierre-Henri de Meuron, que la duchesse de Parme rencontre le 29 janvier 1917 ses fils Sixte et Xavier. Elle leur remet une lettre de leur soeur Zita, impératrice d’Autriche. Celle-ci leur demande de faire part à la France que l’empereur Charles désire la paix. De retour à Paris, le prince Sixte informe le président de la République Raymond Poincaré. Ce dernier le charge de retourner en Suisse pour entamer des pourparlers avec l’envoyé de l’empereur Charles. Du 13 au 16 février 1917 se tient une première rencontre à Neuchâtel avec le comte Thomas Erdödy, émissaire de l’empereur d’Autriche.
Le couronnement de Charles et de Zita en décembre 1916 à Budapest. © Heinrich Schumann. Wikimedia Commons.
Ce diplomate hongrois distingué a toute la confiance de son souverain. Les représentants de la France lui présentent leurs exigences. Il s’agit principalement de restituer l’Alsace et la Lorraine et d’évacuer la Belgique. Erdödy rentre à Vienne où il présente ces conditions à l’empereur et au ministre des affaires étrangères, le comte Ottokar Czernin. Le ministre est un germanophile notoire et la réponse qu’il rédige met l’accent sur le caractère indissoluble de l’alliance entre l’Autriche et l’Allemagne. Il émet aussi de fortes réserves sur la question de l’Alsace–Lorraine. Du 19 au 21 février a lieu la deuxième rencontre à la rue du Pommier. La réponse autrichienne rédigée par Czernin déçoit Sixte, mais une note manuscrite de l’empereur la nuance. Charles affirme sa volonté de renouer avec la France et la Belgique. Ces documents sont transmis à Poincaré, qui décide de poursuivre les négociations.
L’hôte des négociations
Maurice Boy de la Tour (1862-1930), qui a permis les négociations entre l’Autriche et les alliés, est une personnalité en vue dans le canton de Neuchâtel. Bourgeois de Neuchâtel, originaire de Môtiers dans le Val-de-Travers, il étudie la sylviculture à Zurich. En 1888, il épouse Geneviève de Meuron (1868-1932), propriétaire de la maison de la rue du Pommier 7, qu’elle a héritée de son père, Albert de Meuron. Maurice Boy de la Tour est capitaine d’artillerie en 1899, puis colonel. Il sera aussi le conservateur du Musée d’art et d’histoire de la Ville de Neuchâtel de 1912 à 1930 et secrétaire de la Société des amis des arts durant 37 ans. Parmi les études qu’il a publiées, il a rédigé un livre de référence sur la gravure neuchâteloise. Sans descendance, Geneviève et Maurice lèguent pratiquement tous leurs biens à la Commune de Môtiers et à diverses institutions culturelles du canton.
Maurice Boy de la Tour peint par l’artiste Charles Humbert en 1926. © François Godet. Cercle du Jardin de Maurice Boy de la Tour.
Le 24 février, Sixte de Bourbon se rend directement à Vienne où il obtient une lettre confidentielle signée de l’empereur. Elle reconnaît comme «justes les revendications de la France sur le retour de l’Alsace–Lorraine». Une paix séparée avec l’Autriche devient imaginable. La France et l’Angleterre, mise au courant des entretiens de Neuchâtel, commencent à l’envisager sérieusement. Reste à convaincre l’Italie. Lié d’abord à l’empire allemand et à l’empire austro-hongrois par un traité d’assistance défensive (Triple Alliance), le royaume d’Italie rejoint en 1915 le camp allié (la Triple Entente composée de la France, du Royaume-Uni et de la Russie). L’Italie revendique la possession de la Dalmatie, du Trentin et de Trieste. Afin de trouver un compromis se tient à Saint-Jean-de Maurienne une conférence, à laquelle assiste le prince Sixte. Mais Sydney Sonino, le délégué italien, se montre inflexible. La France charge donc Sixte de transmettre à Vienne une note de rupture des pourparlers. Sixte et Erdödy se retrouvent à nouveau à Neuchâtel du 26 avril au 3 mai 1917. Ils évoquent le veto italien. Du 11 au 15 mai se tient une dernière rencontre à la rue du Pommier. Sixte se rend ensuite à Vienne. L’empereur le charge d’un nouveau courrier qui est remis à l’Élysée le 20 mai. Les Alliés décident de mettre sur pied une nouvelle rencontre. Toutefois, le 5 juin, l’Italie s’oppose à celle-ci et le projet de paix séparée avec l’Autriche est définitivement abandonné. L’Italie payera cher son refus puisqu’elle subira une terrible défaite à la bataille de Caporetto en novembre 1917. Neuchâtel a ainsi accueilli en 1917 des émissaires qui tentèrent vainement de mettre fin à un carnage qui se prolongea jusqu’au 11 novembre 1918.
Pour en savoir davantage :
Blandine Minkowitsch, Les négociations secrètes entre la France et l’Autriche-Hongrie pendant la première guerre mondiale et les tentatives de paix de l’empereur Charles 1er, Vienne, 2009. René Braichet, «Les tentatives de paix séparée avec l’Autriche en 1917 et le rôle important de Neuchâtel», Feuille d’Avis de Neuchâtel du samedi 31 mars 1934.
Cet article est paru dans le numéro de juin 2018 de Passé simple, mensuel romand d’histoire et d’archéologie, www.passesimple.ch
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