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Histoire


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Les black blocs et les zadistes sont les héritiers directs de l'ultragauche historique, celle qui ambitionnait de parvenir à l'abolition du salariat par l'insurrection spontanée du prolétariat. En France, l’essentiel de cette ultragauche fut concentrée dans deux mouvements apparus après la Seconde Guerre mondiale: Socialisme ou Barbarie, de Cornélius Castoriadis et l’Internationale situationniste, de Guy Debord. Deux livres y sont consacrés.



Socialisme ou Barbarie – L’aventure d’un groupe (1946-1969), de Dominique Frager, est particulièrement passionnant en ce qu’il redonne l’envie de penser en démontrant qu’une approche originale et féconde des problèmes sociaux reste toujours possible.

L’auteur dresse un bilan critique de cette organisation révolutionnaire, en pointant ce qu’il avait de pertinent et ce que ses membres n’ont pas su voir. Le livre est complété par de nombreux témoignages et par des portraits de simples militants dont personne n’avait encore parlé.

Pour Cornélius Castoriadis, le principal penseur de Socialisme ou Barbarie, la prétention de Marx d’ériger une «science de l’histoire», de tirer des leçons des «lois de l’économie» et des «contradictions objectives» crée une armature idéologique qui ne peut fonder le socialisme que sur la base du savoir de spécialistes et d’une politique bureaucratique.

Marx voit l’ouvrier comme un être passif dans la production, ce qu’il n’est pas du tout aux yeux de Castoriadis. Marx ne parle jamais de la lutte acharnée autour du rendement, «or il est facile de voir qu’en même temps cette lutte détermine à un degré décisif la valeur d’échange de la force de travail».

Critique du marxisme

En gros, dans la continuité de Lukacs et de son concept de réification, due à la division des tâches poussée à l’extrême, Castoriadis va entamer une critique radicale du corpus marxiste en prenant appuis sur la nécessité d’un bouleversement conscient de la manière de réaliser le travail en régime capitaliste.  

Elargissant le prolétariat aux employés et techniciens, Socialisme ou Barbarie va déclarer que nombre d’idées héritées du marxisme traditionnel sont erronées et que la contradiction essentielle du capitalisme ne se trouve pas dans la lutte des classes mais dans l’organisation du travail et dans son productivisme. Point de vue qui était pour l’époque d’une originalité absolue.

La déstalinisation en URSS, les grandes grèves en Pologne, avec l’épuration des bureaucrates les plus staliniens et la mise en liberté de 30 000 prisonniers politiques, ainsi que la révolution hongroise de l’automne 1956 semblent donner raison aux analyses de Socialisme ou Barbarie.

Ironie de l’histoire, le groupe se dissout en 1967! Mai 68 en France et le Mai rampant en Italie, de 1969 à 1975, seront leurs héritiers.
On peut citer parmi ses membres, outre Cornelius Castoriadis, Claude Lefort, Jean-François Lyotard, Pierre Brune, Gérard Genette et Pierre Souyri. Ce dernier a écrit Révolution et contre-révolution en Chine, livre très critique vis-à-vis des sympathies maoïstes d’une partie de l’intelligentsia française.

Le chapitre décrivant les rapports entre l’Internationale situationniste et Socialisme ou Barbarie se révèle particulièrement pertinent. «Les travaux de Socialisme ou Barbarie sur les transformations profondes et possibles du travail et de la production avec la nécessité d’un bouleversement conscient de la technologie capitaliste sont aux antipodes des délires technophiles et prométhéens de l’Internationale Situationniste», écrit Dominique Frager

Déjà le concept de «spectacle»

Et il nous apprend que bien avant Debord, Castoriadis, dès 1946, utilisait le concept «le spectacle», qui deviendra central dans la pensée de Debord, écrivant: «Le spectacle devient ainsi le modèle de la socialisation contemporaine, dans laquelle chacun est passif par rapport à la communauté»!

La pertinence et la modernité des réflexions de Socialisme ou Barbarie semblent on ne peut plus adaptées à la situation politique actuelle, notamment quant au questionnement des mutations de la société capitaliste. Les membres du groupe constatent tous l’apathie et la dépolitisation massive dans la France de 1960, mais aussi l’arrivée de la contestation de tous les aspects de la vie sociale avec de nouveaux acteurs dont la jeunesse, les femmes et les intellectuels.

Dès le milieu des années 70, Castoriadis, parlant du retour de l’idéologie du marché régulateur, écrira: «La nouvelle phase "néolibérale" est celle où "le régime" a écarté de lui-même les quelques moyens de contrôle que 150 ans de luttes politiques, sociales et idéologiques avaient réussi à lui imposer. Ce capitalisme néolibéral accouche d’un état chaotique de l’économie mondiale dans lequel toutes sortes d’accidents catastrophiques sont possibles.»

Notes et citations de Guy Debord

Le deuxième ouvrage, un fort volume (520 pages) intitulé Marx Hegel, est le troisième tome des notes et citations de Guy Debord publiées par la Bibliothèque nationale. D’une présentation hyper soignée, avec un appareil critique du meilleur niveau, il nous plonge dans les pensées les plus pertinentes de la longue histoire des tentatives d’émancipation des classes dominées.

A chaque page, ça claque au vent de la mémoire! «La religion est le soupir de la créature opprimée, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu’elle est l'esprit d’une époque sans esprit. Elle est l'opium du peuple.» «Il faut rendre l’oppression réelle plus dure encore en y ajoutant la conscience de l'oppression, et rendre la honte plus honteuse encore, en la livrant à la publicité.» «Etre radical, c'est prendre les choses par la racine. Et la racine de l'homme, c'est l'homme lui-même.»

Marxisme anti-léniniste

Guy Debord commence à s’intéresser au marxisme vers 1958. Il y entre en passant par le courant communiste des conseils, courant marxiste anti-léniniste pour qui les conseils ouvriers doivent s'organiser en pouvoir insurrectionnel et diriger la société, s’opposer au  communisme de parti  et aux conceptions de Lénine pour qui seul le parti devait diriger la révolution. Egalement par la lecture de György Lukacs, par un passage en tant que militant dans Socialisme ou Barbarie par la fréquentation d’Henri Lefebvre, le penseur qui a mis la vie quotidienne à l’ordre du jour. Ce marxisme, il ne l’a donc jamais identifié à sa version soviétique, à un parti ou à un catéchisme, et il a d’emblée bien compris qu’il fallait entièrement le repenser, qu’il fallait critiquer son scientisme, sa vision d’une histoire linéaire  entièrement dominée par les changements économiques et par la croyance en l’inéluctabilité de la victoire de la révolution.

Aliénation et fétichisme de la marchandise

Il reprend à Marx et, surtout, à Lukacs les concepts d’aliénation et du fétichisme de la marchandise. Ce n’est plus prolétariat industriel versus grande bourgeoisie mais une dichotomie entre dirigeants et dirigés, contrôleurs et contrôlés, surveillants et surveillés. Et, ici se marque l’influence de Socialisme ou Barbarie, une redéfinition du concept de lutte des classes et une adhésion pleine et entière au conseillisme.

Amselm Jappe explique dans sa postface: «Bien loin du progrès lent mais continuel dont parle la téléologie marxiste, Debord décèle essentiellement dans l’histoire les tentatives répétées d’un sujet historique pour s’affirmer comme tel, mais qui restent toujours limitées et, à la longue, condamnées à échouer. Voilà la raison de son pessimisme quelques années après Mai 68…»

Pour ce qui est de Hegel, Debord semble principalement le figer en aphorismes poétiques et même parfois en simples slogans.

Voici donc deux ouvrages qui nous redonnent à penser le monde et son organisation sociale dans un moment où l’on sent fortement que de nombreuses transformations sont et vont devenir de plus en plus inéluctables.


Dominique Frager, «Socialisme ou Barbarie – L’aventure d’un groupe (1946-1969)», Syllepse Éditions, 2021, 216 pages.

Guy Debord, «Marx Hegel», (Postfaces Bertrand Cochard, Anselm Jappe), L'échappée éditions, 2021, 528 pages.

 

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