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Culture / Les dérives du cinéma français


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En prônant un cinéma d’auteur, François Truffaut visait à défendre le metteur en scène face à des puissances rivales – les scénaristes, les acteurs et les producteurs, nous explique Geneviève Sellier dans «Le culte de l’auteur. Les dérives du cinéma français» qui vient de paraître aux éditions La Fabrique. Une défense absolue qui ouvre la voie aux scandales émaillant aujourd'hui la chronique du cinéma français.



Entre 1958 et 1962, cent cinquante nouveaux cinéastes réalisent leur premier film. Une fois le combat du metteur en scène mené et remporté, c’est un culte du réalisateur-démiurge qui s’impose, une sacralisation de l’art au mépris de l’éthique et du droit, et un cinéma et une cinéphilie au masculin singulier, exaltant les tourments intérieurs de leurs héros, tourments maintes et maintes fois invoqués pour cautionner, justifier ou excuser les pires maltraitances à l’égard de très jeunes actrices.

Les journaux nous en parlent tous les jours

Le reportage sur Gérard Depardieu en Corée a eu un écho énorme.

A-t-on le droit d’organiser un viol pour les besoins d’une scène dans un film? La cinéaste Catherine Breillat aurait fabriqué une scène de sexe oral non simulée sans prévenir son actrice qu’un inconnu allait introduire sa langue dans son sexe, puis tenter de la sodomiser, lors du tournage de Romance. C’est l’accusation que porte aujourd’hui la comédienne Caroline Ducey dans un récit intitulé la Prédation.

Julie Delpy, sexuellement harcelée par certains réalisateurs français, raconte qu’à l’époque où elle a débuté, une jeune fille de 12 ans en couple avec un metteur en scène de 50 ans était une chose normale. Adèle Haenel débute à 12 ans dans Les Diables de Christophe Ruggia. Geneviève Sellier cite une douzaine de comédiennes dans le même cas, telle qu’Ariel Besse ou Judith Godrèche.

Et dans le turnover de jeunes actrices que l’on jette après usage, un cas, entre tous, est emblématique, celui de Maria Schneider dans Le Dernier Tango à Paris en 1972.

Séduire, modeler de très jeunes actrices et en abuser, être un Pygmalion, le schéma perdure donc depuis plus de 60 ans, avec des cinéastes nés dans les années 40, tels Jacques Doillon, Benoît Jacquot ou Philippe Garrel; dans les années 50 avec Olivier Assayas et Bruno Dumont; dans les années 60, avec Arnaud Desplechin, Leos Carax, Mathieu Amalric; et encore dans les années 70 avec Christophe Honoré et Emmanuel Mouret.

Dans un film, Doillon se phantasme en Rodin, Jacquot en Marquis de Sade, Constant en Casanova! Et tous en soi-disant victimes des femmes.

Films subventionnés et entre-soi

Le cinéma d’auteur oppose l’individu, le mâle qui pense, qui écrit et qui crée, à sa compagne qui, elle, se gave de feuilletons télévisuels sentimentaux.

Dans ce cinéma, les femmes sont lycéenne, étudiante ou prostituée. Les rares fois où elles exercent un métier, il est tourné en dérision. 

Fin août début septembre d’Olivier Assayas est typique de cela: la vie du créateur est une longue souffrance, le péril qui le guette est l’intégration sociale et les femmes qui essayent de l’y attirer. 200'000 entrées seulement malgré les critiques élogieuses. Philippe Garrel, lui, n’a jamais eu plus de 95'000 entrées, et dans L’Amant d’un jour, il proclame que si les professeurs d’université couchent avec leurs étudiantes, c’est parce que celles-ci leur sautent dessus.

Dans Les Fantômes d’Ismaël d’Arnaud Desplechin, le héros est un cinéaste, incarné par Mathieu Amalric, alcoolique et colérique, que toutes les femmes s’arrachent et en particulier des stars telles que Marion Cotillard ou Charlotte Gainsbourg.

Benoît Jacquot s’est vanté publiquement de s’être payé une fille de 15 ans alors qu’il en avait 40. 

Pendant le tournage de La Fille de quinze ans, Jacques Doillon, 45 ans, pelote quarante-cinq fois de suite Judith Godrèche qui en a 15 et ceci en présence, sur le plateau, de sa compagne d’alors, Jane Birkin.

Le cinéma des hommes

Bref, nous dit l’autrice, les études de cinéma doivent devenir critiques, doivent tenir compte du genre, de la classe et de la race, et non pas être d’éternelles exégèses de phantasmes de cinéastes intronisés «auteur»,  de cinéastes qui dénient le poids du social et ceci grâce à un système d’aides qui leur permet d’échapper aux déterminismes économiques.

L’autrice précise bien que le nombre d’entrées n’est pas son critère dominant, néanmoins, elle insiste à plusieurs reprises sur la proximité des cinéastes avec les critiques, avec les décideurs de la commission d’avance sur recettes et les animateurs des émissions spécialisées de radio du service public. Système qui pousse à produire, d’après elle, trop de films, un tiers des films français ayant réuni moins de 20'000 spectateurs en 2019, contre un quart en 2009.

Le cinéma des femmes

Soixante-trois réalisatrices françaises sont recensées sur une page Wikipédia et cela est unique au monde: Coline Serreau, Diane Kurys, Claire Denis, Nicole Garcia, etc. Oui, ça n’existe nulle part ailleurs. 

Depuis les années 1990, un bonus de 15% est accordé par le CNC (Centre National du Cinéma) pour les équipes paritaires. Le pourcentage de films tournés par des femmes s'élève à 40% en 2024. Néanmoins, l’accès aux gros budgets, qui conditionnent la visibilité des films pour le grand public, leur reste impossible.

Une nouvelle génération aux accents féministes assumés

Depuis les années 2000, des premiers films de réalisatrices portent un regard acéré sur les discriminations, harcèlements, agressions que subissent les femmes, genre Baise-moi de Virginie Despentes ou Naissance des pieuvres de Céline Sciamma. Mais le poids de la domination masculine dans le milieu du cinéma a pour conséquence que les films suivants perdent souvent leur acuité dans la critique des discriminations genrées. 

Valérie Donzelli, dans L’Amour et les Forêts, en 2023, traite des violences conjugales et de l’emprise avec l’espoir de permettre aux femmes qui y sont soumises de s’y soustraire.

Le récent Anatomie d’une chute de Justine Triet se distingue par la maitrise de son écriture qui a nécessité  quarante-deux semaines de montage. C’est l’homme, le mari, qui, suite à diverses péripéties, y est en charge du care et Sandra, l’épouse, qui multiplie les rencontres sexuelles. 

Alors que chez un réalisateur comme Abdellatif Kechiche, lors des scènes de sexe on voit tout, nous dit Geneviève Sellier, on ne ressent rien; chez les réalisatrices, on ne voit pas grand-chose, mais on ressent tout. 

Le cinéma du milieu

Le film social souffre en France de dramatisation abusive. Il est souvent caricatural. N’est pas Ken Loach qui veut. On retrouve donc ici et aujourd’hui le débat qui existait entre les revues Positif (1952) et Les Cahiers du Cinéma (1951). Vu bien sûr, à présent, à l’aune d’un regard féministe mais pas seulement. Il peut même sembler que l’entre-soi élitiste des cinéastes et critiques du cinéma d’auteur, ne vivant principalement que de subventions, soit encore plus nocif que la misogynie crasse et le paternalisme inusable régnant dans ce petit milieu consanguin. L’autrice défend l’aspect sociologique qui déplait tant à la critique cinéphilique. Par exemple les films de Jaoui-Bacri, le cinéma du «milieu».

Un film avec des acteurs professionnels et des acteurs non-professionnels, c’est bien, écrit-elle. Cela donne de la «saveur» au film. Et si ça se passe en province, c’est encore mieux.

La plupart des films de réalisatrices relèvent donc de ce cinéma du «milieu», se situant entre le cinéma commercial et celui d’auteur, avec une volonté de sortir de l’entre-soi. Côté travail, Vénus Beauté (Institut) de Tonie Marshall prend au sérieux les clients et les employées d’un institut de beauté. Autre thématique absente du cinéma masculin: dans Le Lait de la tendresse humaine, de Dominique Cabrera, film sur le «baby blues», la maternité. Blandine Lenoir, dans Aurore, traite, elle, de la ménopause. La Pupille, de Jeanne Herry, décrit la prise en charge des enfants nés sous X. Rebecca Zlotowski, dans Les Enfants des autres, donne une version positive de la garde alternée et de la belle-mère. Catherine Corsini, dans La Fracture, rend compte du mouvement des Gilets jaunes et de la crise de l’hôpital public, en écho direct aux événements de 2019 à La Pitié-Salpêtrière, une réussite qui s’apparente justement aux meilleurs œuvres de Ken Loach. 

La France, pays de l'impunité artistique

En France, si l’antisémitisme ou le racisme ne sont plus acceptés, la violence contre les femmes continue à être banalisée, voire valorisée. 

En se débarrassant de la monarchie, la France a inventé le culte laïc du génie, l’écrivain romantique qui doit lutter contre la femme qui peut le priver de son autonomie artistique car du fait de son aliénation aux fonctions reproductives, celle-ci ne peut accéder au ciel des idées. 

Aujourd'hui

Voilà donc la tâche qui s’impose à présent: revisiter – sans forcément les renier entièrement – les admirations qui nous ont construits, en ouvrant les yeux sur les abus de pouvoir que nos «grands hommes» pratiquaient au nom de l’Art. Et en s’efforçant de ne pas les perpétuer ni de les cautionner.

Au lieu de s’attendrir sur la «douleur» de l’homme violent, d’en faire une excuse, clamer une nouvelle volonté de prendre plutôt en compte la douleur des femmes qui l’accusent.

La bulle de rêve et de nostalgie doit voler en éclats et il faut en finir avec ce raisonnement pour le moins déconcertant selon lequel, si on refusait les abus de pouvoir, si on arrêtait de faire des blagues racistes ou sexistes, la vie deviendrait sinistre et le rire disparaitrait à tout jamais.

On nous répète que cela serait attentatoire à la liberté de créer. Naïvement, on a envie de demander: pourquoi? Pourquoi ne pourrait-on pas garder la liberté, l’exubérance, la fantaisie, tout en s’assurant que cette liberté est bien la liberté de tout le monde, et en étant attentifs aux rapports de pouvoir, et en refusant d’infliger ou de tolérer des violences, réelles ou symboliques, sexuelles, physiques ou psychologiques?


«Le culte de l’auteur. Les dérives du cinéma français», Geneviève Sellier, La Fabrique Editions, 160 pages.

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